Imaginez-vous au milieu d’une pièce où deux adversaires historiques se toisent, prêts à en venir aux mains. Vous, vous refusez de choisir un camp. C’est exactement la position que vient d’adopter la Corée du Sud face à l’escalade entre le Japon et la Chine.
Une déclaration qui tombe comme un couperet
Mercredi, lors d’une conférence de presse marquant le premier anniversaire de la très controversée déclaration de loi martiale de décembre 2024, le président Lee Jae-myung a été interrogé sur la détérioration rapide des relations sino-japonaises. Sa réponse a été limpide : Séoul ne prendra parti ni pour Tokyo, ni pour Pékin.
« Le Japon et la Chine sont en conflit, et prendre parti ne fait qu’aggraver les tensions », a-t-il asséné devant les journalistes. Une phrase lourde de sens dans une région où chaque mot est pesé au milligramme près.
L’Asie du Nord-Est, une poudrière géante
Lee Jae-myung n’a pas mâché ses mots sur la situation sécuritaire régionale. Il a qualifié l’Asie du Nord-Est de « région très dangereuse en termes de sécurité militaire ». Une formule qui résume à elle seule l’angoisse de millions d’habitants pris entre plusieurs puissances nucléaires.
Entre les essais de missiles nord-coréens, les incursions chinoises autour de Taïwan, les tensions nippo-chinoises sur les Senkaku/Diaoyu et maintenant les déclarations martiales japonaises sur une possible intervention à Taïwan, le président sud-coréen voit juste : la région est au bord de l’explosion.
« L’approche idéale consiste à coexister, à se respecter mutuellement et à coopérer autant que possible »
Lee Jae-myung, président de la Corée du Sud
Le déclencheur : les déclarations japonaises sur Taïwan
Tout a basculé le mois dernier. La nouvelle Première ministre japonaise, Sanae Takaichi, issue de l’aile la plus conservatrice du Parti libéral-démocrate, a publiquement laissé entendre que le Japon pourrait intervenir militairement en cas d’attaque chinoise contre Taïwan.
Ces déclarations ont provoqué la fureur de Pékin, qui considère Taïwan comme une province rebelle et n’exclut pas le recours à la force pour réaliser la « réunification ». La Chine a immédiatement réagi : recommandation à ses ressortissants d’éviter le Japon, convocation de l’ambassadeur japonais, annulation massive d’événements culturels impliquant des artistes nippons.
Et comme si cela ne suffisait pas, mardi matin, deux navires des gardes-côtes chinois sont entrés dans les eaux territoriales japonaises autour des îles Senkaku, selon Tokyo. Ces îlots inhabités, riches en ressources halieutiques et potentiellement pétrolières, restent l’un des points les plus chauds de la mer de Chine orientale.
Lee Jae-myung veut réchauffer les relations avec Pékin
Le positionnement actuel de Séoul n’est pas anodin. Il marque une rupture claire avec la politique de l’ancien président Yoon Suk-yeol, qui avait fortement rapproché la Corée du Sud des États-Unis et, par extension, du Japon, au détriment des relations avec la Chine.
Depuis son arrivée au pouvoir, Lee Jae-myung multiplie les gestes d’ouverture vers Pékin. Le point d’orgue : sa rencontre avec Xi Jinping en novembre lors d’un sommet asiatique. Les deux hommes ont échangé des plaisanteries, chose rare dans la diplomatie de haut niveau.
Mercredi, le président sud-coréen a même qualifié Xi Jinping d’« étonnamment bon pour faire des blagues » et a réaffirmé son souhait de se rendre prochainement en Chine. Un message à peine voilé : Séoul veut tourner la page Yoon et retrouver une relation plus équilibrée avec son grand voisin.
Une neutralité tenable à long terme ?
Mais cette posture de neutralité est-elle réaliste ? La Corée du Sud est alliée militaire des États-Unis depuis 1953. Des dizaines de milliers de soldats américains sont stationnés sur son sol. Washington considère explicitement que la défense de Taïwan fait partie de ses intérêts stratégiques.
En refusant de choisir, Lee Jae-myung marche sur une corde raide. D’un côté, il ne veut pas froisser Pékin, premier partenaire commercial de la Corée et puissance régionale incontournable. De l’autre, il ne peut pas rompre avec Washington sans mettre en péril la sécurité même de son pays face à la Corée du Nord.
La neutralité sud-coréenne ressemble donc plus à une stratégie d’équilibriste qu’à un véritable choix idéologique. Une forme de « finlandisation » asiatique : rester ami avec tout le monde pour éviter d’être écrasé entre les blocs.
Les précédents historiques pèsent lourd
La Corée a déjà payé très cher les conflits entre grandes puissances. Colonisation japonaise de 1910 à 1945, guerre de Corée (1950-1953) qui a vu s’affronter indirectement les États-Unis et la Chine sur son sol, division toujours en cours… L’histoire récente du pays est une succession de traumatismes liés à l’impossibilité de rester neutre.
Lee Jae-myung le sait mieux que quiconque. Son discours sur la coexistence pacifique n’est pas seulement diplomatique : c’est une question de survie nationale.
En refusant aujourd’hui de prendre parti entre Japon et Chine, il tente de briser le cycle historique qui a toujours vu la Corée devenir le champ de bataille des ambitions des autres.
Vers une nouvelle architecture de sécurité en Asie ?
Certains analystes y voient les prémices d’un mouvement plus large. Plusieurs pays de la région – Corée du Sud, mais aussi l’ASEAN dans son ensemble – cherchent à éviter le dilemme binaire imposé par la rivalité sino-américaine.
La déclaration de Lee Jae-myung pourrait faire école. Elle pose une question fondamentale : est-il encore possible, en 2025, d’être une puissance moyenne et de refuser le campisme dans une région où les alliances militaires se durcissent ?
Pour l’instant, la réponse reste suspendue. Entre les navires chinois autour des Senkaku, les déclarations martiales japonaises et la pression américaine constante, la marge de manœuvre de Séoul semble terriblement étroite.
Mais une chose est sûre : en refusant de choisir son camp, la Corée du Sud vient de rappeler au monde qu’elle n’est plus prête à être le dommage collatéral des ambitions des autres. Un message fort, dans une région où la paix ne tient qu’à un fil.









