Imaginez un pays assis sur d’immenses réserves de gaz naturel, pourtant incapable de faire le plein à la pompe. Des files d’attente interminables, des stations-service à sec, et derrière ce chaos quotidien, un détournement colossal qui aurait siphonné des centaines de millions de dollars chaque année. C’est la réalité que dénonce aujourd’hui le nouveau gouvernement bolivien.
Un manque à gagner estimé entre 800 millions et un milliard de dollars par an
Le chiffre donne le vertige. Lors d’une conférence de presse récente, le président Rodrigo Paz a affirmé que les détournements de carburants subventionnés représentaient un préjudice annuel oscillant entre 800 millions et un milliard de dollars. Un montant qui, répété sur plusieurs années, dépasse largement le budget de nombreux ministères.
Cette annonce intervient dans un contexte de pénurie aiguë. Depuis 2023, la Bolivie peine à approvisionner son marché intérieur en diesel et en essence. Les réserves de devises étrangères se sont évaporées, obligeant l’État à rationner les importations. Résultat : des queues de plusieurs kilomètres devant les stations et un marché noir florissant.
Subventions gelées depuis vingt ans : la pompe à contrebande
Tout part d’une politique héritée des années 2000. Le gouvernement d’alors décide de geler les prix des carburants à l’intérieur du pays, même quand le baril flambe sur les marchés internationaux. L’idée : protéger le pouvoir d’achat des Boliviens. Le résultat : un écart abyssal entre le prix local et celui des pays voisins.
Conséquence immédiate, la contrebande explose. Un litre de diesel acheté 0,50 dollar en Bolivie se revend trois à quatre fois plus cher au Pérou, au Brésil ou au Chili. Des réseaux organisés acheminent des milliers de citernes par jour vers les frontières. Des villages entiers vivent de ce trafic.
« Ces pratiques concernaient 25 % de tout le volume reçu et commercialisé »
Yussef Akly, nouveau président d’YPFB
Le nouveau patron de la compagnie pétrolière nationale ne mâche pas ses mots. Selon les premiers audits ordonnés par l’exécutif, un quart du carburant importé ou produit disparaissait avant même d’atteindre les stations-service. Manipulation de citernes, fausses factures, revente directe sur le marché parallèle : les méthodes étaient multiples.
Perquisitions et commission de la vérité : la chasse aux coupables est ouverte
Dès cette semaine, le parquet a lancé des perquisitions spectaculaires au siège d’YPFB et à l’Agence nationale des hydrocarbures. Des dizaines de fonctionnaires ont vu leurs bureaux fouillés, des ordinateurs saisis. L’objectif : remonter les filières et identifier les bénéficiaires de ce système.
Parallèlement, une commission de la vérité a été créée le mois dernier. Sa mission : faire toute la lumière sur les délits présumés commis dans le secteur des hydrocarbures entre 2006 et 2025, soit l’ensemble des mandats d’Evo Morales et de Luis Arce. Des milliers de contrats, des centaines de marchés publics vont être épluchés.
Le président Rodrigo Paz, arrivé au pouvoir le 8 novembre dernier, n’a pas attendu pour taper du poing sur la table. Quelques jours après son investiture, il décrivait déjà un État transformé en « cloaque » par des années de corruption généralisée. Le secteur des carburants apparaît aujourd’hui comme le dossier le plus explosif.
Comment en est-on arrivé là ? Retour sur une politique intenable
Pour comprendre l’ampleur du désastre, il faut remonter à la nationalisation des hydrocarbures en 2006. À l’époque, Evo Morales fait de la rente gazière le moteur du « processus de changement ». Les revenus servent à financer écoles, hôpitaux, routes et surtout les subventions massives sur l’essence et le diesel.
Pendant quelques années, le système tient. Le prix du gaz est élevé, les caisses sont pleines. Mais dès 2014, le cours des matières premières s’effondre. La Bolivie continue pourtant à importer toujours plus de carburants raffinés, qu’elle revend à perte sur son marché intérieur. Le trou budgétaire devient abyssal.
En 2023, la Banque centrale annonce que les réserves internationales sont tombées sous la barre des 2 milliards de dollars. Un niveau critique pour un pays qui doit importer quasiment tout son diesel et son essence. Les subventions, qui représentaient déjà 8 à 10 % du PIB, deviennent tout simplement insoutenables.
Les promesses du nouveau pouvoir : vers la fin des subventions ?
Face à l’urgence, le gouvernement de centre-droit promet des mesures radicales. La suppression progressive des subventions figure en tête de liste. Mais personne n’ose encore annoncer de calendrier précis : augmenter le prix à la pompe reste politiquement explosif dans un pays où les transports publics et les taxis vivent à 100 % du carburant bon marché.
Des compensations sont évoquées : aides ciblées pour les plus pauvres, amélioration du réseau de bus, développement des véhicules électriques dans les grandes villes. Mais pour l’instant, ces pistes restent théoriques. Le plus urgent semble être de remettre la main sur les milliards détournés.
Le message envoyé aux anciens responsables est clair : les comptes devront être rendus. Des noms circulent déjà dans les couloirs du Palais brûlé. Certains hauts cadres de l’ère précédente auraient déjà pris le chemin de l’exil ou prépareraient leurs valises.
Un quart du carburant disparaissait : les circuits du détournement
Les premiers éléments de l’enquête dessinent un système d’une incroyable sophistication. Des citernes officiellement destinées à des coopératives agricoles se retrouvaient vidées dans des dépôts clandestins. Des stations-service complaisantes gonflaient leurs déclarations pour toucher plus de quota.
À la frontière, des postes de contrôle fermaient les yeux contre quelques billets. Des entreprises de transport facturaient des trajets fictifs. Même au sein d’YPFB, des employés détournaient des chargements entiers avec la complicité de chauffeurs et de responsables logistiques.
Le tout formait un écosystème où tout le monde, ou presque, avait intérêt à ce que le système perdure. Les pertes pour l’État étaient colossales, mais les gains individuels, eux, étaient immédiats et juteux.
Et maintenant ? Une sortie de crise encore incertaine
Aujourd’hui, la Bolivie se trouve à la croisée des chemins. Continuer à subventionner, c’est risquer la faillite pure et simple. Supprimer les aides d’un coup, c’est exposer des millions de familles à une flambée des prix insupportable.
Le gouvernement mise sur la lutte anticorruption pour regagner la confiance et, peut-être, récupérer une partie des sommes détournées. Mais les Boliviens, eux, attendent surtout de pouvoir remplir leur réservoir sans faire trois heures de queue.
Une chose est sûre : le scandale du carburant ne fait que commencer. Les prochains mois risquent d’être riches en révélations. Et peut-être en règlements de comptes.
Derrière chaque station-service vide, il y avait des citernes pleines… qui prenaient la direction des frontières. L’histoire d’une richesse gaspillée, d’une politique devenue incontrôlable, et d’un pays qui paie aujourd’hui le prix fort de ses illusions passées.
La Bolivie retient son souffle. Les audits se poursuivent, les perquisitions aussi. Et chaque jour apporte son lot de nouvelles accusations. Le dossier des carburants pourrait bien devenir le plus grand scandale financier de l’histoire récente du pays andin.
À suivre, donc. Très attentivement.









