Imaginez un pays africain ou asiatique qui bénéficie depuis des années d’accès privilégié au marché européen, avec des droits de douane réduits sur ses exportations de cacao, de textiles ou de minerais. Du jour au lendemain, parce qu’il refuse de reprendre quelques centaines de ses ressortissants déboutés du droit d’asile, ce pays voit ses produits taxés à plein régime. Ce scénario, qui semblait encore impensable il y a quelques mois, vient de devenir réalité.
L’Union européenne passe à l’offensive commerciale
Lundi soir, dans les couloirs feutrés de Bruxelles, les négociateurs du Parlement, du Conseil et de la Commission sont parvenus à un accord historique. Le principe est simple et brutal : les avantages commerciaux accordés aux pays en développement seront désormais conditionnés à leur coopération en matière de réadmission de leurs nationaux expulsés du territoire européen.
Concrètement, tout pays bénéficiant du système de préférences généralisées (SPG) ou d’accords de partenariat économique verra son dossier réexaminé à l’aune de sa bonne volonté à accueillir ceux que l’Europe considère comme des migrants en situation irrégulière. Refuser systématiquement les laissez-passer consulaires ? Préparer-vous à payer le prix fort à l’entrée du marché unique.
Un levier économique jamais utilisé à cette échelle
Jusqu’à présent, l’Europe misait sur la carotte : aides au développement, facilitation des visas pour les élites, programmes de coopération. La méthode a montré ses limites. Des pays comme le Bangladesh, la Gambie ou l’Érythrée ont parfois bloqué pendant des années le retour de leurs ressortissants, rendant impossible l’exécution de dizaines de milliers de décisions d’expulsion.
Aujourd’hui, Bruxelles brandit le bâton. Et quel bâton ! Le marché européen représente pour beaucoup de ces États une part essentielle de leurs recettes d’exportation. Perdre les avantages tarifaires peut signifier des pertes de plusieurs centaines de millions d’euros par an. De quoi faire réfléchir même les régimes les plus récalcitrants.
« La réadmission effective des personnes en séjour irrégulier est une condition préalable au maintien de relations commerciales privilégiées »
Extrait du texte adopté par les institutions européennes
Comment ça va fonctionner en pratique ?
Le mécanisme est d’une redoutable efficacité. Tous les six mois, la Commission établira une liste des pays coopératifs et des mauvais élèves. Les critères seront objectifs : taux d’acceptation des laissez-passer consulaires, délai de réponse aux demandes d’identification, organisation de vols de retour.
Pour les pays jugés non coopératifs, plusieurs niveaux de sanction sont prévus :
- Suspension partielle des préférences tarifaires sur certains produits stratégiques
- Réevaluation complète du régime commercial
- En dernier recours, retrait pur et simple des avantages du SPG
- Possibilité de coupler avec des restrictions de visas pour les élites du pays concerné
Le texte précise que ces mesures seront proportionnées et réversibles : dès que le pays reprend une coopération normale, ses avantages commerciaux seront rétablis.
Pourquoi maintenant ? Le contexte a tout changé
Ce durcissement n’arrive pas par hasard. Depuis 2015, l’Europe traîne comme un boulet plus de 400 000 décisions d’éloignement non exécutées chaque année. En Allemagne, en France ou en Suède, les centres de rétention débordent de personnes théoriquement expulsables mais que personne ne veut reprendre.
La montée des partis souverainistes, les émeutes dans certains quartiers, la pression populaire ont fini par faire bouger les lignes. Même les pays traditionnellement pro-migrants comme la Suède ou les Pays-Bas exigent aujourd’hui des résultats concrets. Le Pacte sur la migration et l’asile adopté en 2024 avait déjà posé les bases, mais il manquait le moyen de pression ultime.
C’est désormais chose faite.
Les pays les plus exposés
Certains États risquent de se retrouver rapidement dans le collimateur. Parmi les habitués des classements de mauvaise coopération figurent :
- Le Bangladesh (textile)
- Le Pakistan (textile et produits agricoles)
- La Côte d’Ivoire (cacao)
- Le Nigeria (pétrole et produits agricoles)
- L’Érythrée (quasi absence totale de coopération)
- La Guinée (bauxite)
Pour ces pays, la menace est crédible. Perdre l’accès préférentiel au marché européen peut représenter jusqu’à 30 % de leurs exportations totales. De quoi provoquer des crises économiques sérieuses et, peut-être, des changements de politique.
Une mesure légale ? Les critiques ne manquent pas
Évidemment, tout le monde n’applaudit pas. Certaines ONG dénoncent une forme de chantage indigne de l’Europe des droits de l’homme. D’autres y voient une violation du droit international, les accords commerciaux ne devant pas être utilisés comme outil de coercition migratoire.
Pourtant, les juristes européens balayent ces critiques. Le règlement SPG contient déjà depuis 2001 une clause permettant de suspendre les avantages en cas de violations graves des droits humains. Refuser systématiquement de reprendre ses propres ressortissants peut être interprété comme une violation du principe de non-refoulement… inversé.
Et surtout, l’Europe ne fait que reprendre une pratique qu’elle reproche depuis longtemps à d’autres : utiliser l’arme économique pour obtenir des résultats politiques.
Vers une nouvelle ère des expulsions ?
Si cette mesure est appliquée avec détermination, elle pourrait changer radicalement la donne. Pour la première fois, l’Europe disposerait d’un levier capable de débloquer des situations figées depuis des décennies.
On peut imaginer dans les prochains mois :
- Une augmentation spectaculaire du taux d’exécution des expulsions
- La reprise de négociations sur les accords de réadmission avec des pays jusqu’ici réticents
- Une baisse mécanique des demandes d’asile abusives, le message étant clair : on ne reste pas en Europe quand on n’a pas le droit
- Une pression sur les pays d’origine pour qu’ils améliorent leurs propres systèmes d’état civil (beaucoup refusent de délivrer des documents par pure mauvaise volonté)
Mais rien n’est gagné. Tout dépendra de la volonté politique de la Commission à appliquer ces sanctions. Car brandir la menace, c’est bien. L’utiliser réellement, c’est autre chose.
Et la France dans tout ça ?
Paris a été l’un des moteurs de cette réforme. Depuis des années, les gouvernements successifs se plaignent de l’impossibilité d’expulser les déboutés du droit d’asile, particulièrement vers certains pays africains. Le taux d’exécution des OQTF (obligations de quitter le territoire français) oscille péniblement autour de 10 %.
Cette nouvelle arme commerciale pourrait enfin permettre de passer à la vitesse supérieure. On parle déjà au ministère de l’Intérieur de multiplier par trois ou quatre le nombre d’expulsions dans les deux ans à venir. Ambitieux, mais peut-être réaliste avec ce nouveau levier.
Ce que ça change pour l’avenir de l’Europe
Au-delà des chiffres, c’est toute une philosophie qui est en train de basculer. Pendant longtemps, l’Europe a voulu être le continent des droits sans devoirs, de l’ouverture sans contrôle. Cette époque semble révolue.
En liant commerce et migration, l’Union européenne reconnaît enfin une réalité simple : on ne peut pas avoir une politique migratoire généreuse sans moyens coercitifs pour gérer ceux qui n’ont pas vocation à rester. C’est une forme de realpolitik qui aurait été impensable il y a encore dix ans.
Et cela pourrait n’être qu’un début. D’autres leviers sont à l’étude : gel des aides au développement, restrictions bancaires, sanctions sur les avoirs des dirigeants. L’Europe découvre qu’elle a des cartes à jouer. Reste à savoir jusqu’où elle ira.
Une chose est sûre : le temps où certains pays pouvaient profiter des avantages européens tout en refusant toute coopération sur les retours forcés est en train de prendre fin. Et ça, c’est une petite révolution.
À retenir : Pour la première fois de son histoire, l’Union européenne conditionne officiellement ses avantages commerciaux à la coopération migratoire. Une page se tourne. Une autre, bien plus ferme, s’ouvre.









