Imaginez un pays qui décide sciemment de dépenser plus qu’il ne gagne, année après année, alors même que sa principale source de revenus vacille. Ce pays, c’est l’Arabie Saoudite, et la nouvelle vient de tomber : le royaume prévoit pour 2026 un déficit budgétaire de 44 milliards de dollars. Un choix assumé, presque provocateur, au moment où le baril peine à dépasser les 70 dollars.
Un déficit en baisse… mais toujours colossal
Le chiffre brut fait tourner la tête : 165 milliards de rials, soit environ 44 milliards de dollars américains. Cela représente 3,3 % du PIB prévu pour 2026. À première vue, c’est une amélioration notable par rapport aux 5,3 % attendus pour 2025 et surtout bien loin des craintes qui planaient il y a quelques mois.
Mais derrière cette relative bonne nouvelle se cache une réalité plus nuancée. Le royaume continue de vivre très largement au-dessus de ses moyens pétroliers actuels. Et il l’assume totalement.
Des dépenses quasi stables à 350 milliards de dollars
Le budget 2026 table sur des dépenses de 1 313 milliards de rials, soit à peu près 350 milliards de dollars. Ce montant reste pratiquement identique à celui de 2025. Autrement dit, Riyad ne prévoit pas de serrer la vis malgré la faiblesse persistante des cours du brut.
Cette stabilité traduit une volonté claire : continuer à financer à marche forcée les grands projets de transformation du pays. Car pour le gouvernement saoudien, chaque rial investi aujourd’hui dans l’économie non pétrolière est un rial qui permettra demain de se passer du pétrole.
Des recettes en net recul
En face, les recettes prévues s’élèvent à 1 147 milliards de rials seulement. La différence avec les dépenses creuse donc mécaniquement le déficit. Cette baisse des revenus s’explique essentiellement par la morosité du marché pétrolier.
Le baril oscille actuellement entre 60 et 70 dollars, soit environ dix dollars de moins qu’il y a un an à la même période. Pour le premier exportateur mondial, chaque dollar perdu sur le Brent représente des milliards de rials en moins dans les caisses de l’État.
« Le niveau actuel du déficit est un choix politique »
Mohammed al-Jadaan, ministre saoudien des Finances
Cette phrase, prononcée lors du briefing précédant la publication officielle du budget, résume parfaitement la philosophie actuelle du royaume. L’argent emprunté aujourd’hui doit rapporter plus demain que ce qu’il coûte en intérêts.
Vision 2030 : le pari à plusieurs centaines de milliards
Tout ramène à ce plan ambitieux lancé en 2016 par le prince héritier Mohammed ben Salmane, plus connu sous le sigle Vision 2030. L’objectif affiché est simple sur le papier : faire en sorte que, d’ici la fin de la décennie, le pétrole ne représente plus la quasi-totalité des exportations saoudiennes.
Pour y parvenir, le royaume mise sur trois grands axes :
- Le développement massif du tourisme international et domestique
- L’attraction d’investissements étrangers dans l’industrie et les services
- La création de nouvelles villes et de méga-projets spectaculaires
Parmi ces projets, Neom reste le plus emblématique – et le plus controversé. Cette ville futuriste linéaire de 170 kilomètres de long, censée fonctionner à l’énergie 100 % renouvelable, concentre à elle seule des budgets astronomiques. Station de ski en plein désert, gratte-ciel horizontaux, îles artificielles… l’imagination ne manque pas.
Mais chaque annonce de report ou de réduction d’échelle (la dernière en date concerne la longueur effective de The Line, ramenée à moins de 3 km d’ici 2030 au lieu des 170 km initiaux) alimente les doutes sur la faisabilité financière de l’ensemble.
Aramco, la vache à lait qui tousse
Le géant pétrolier saoudien reste le pilier incontestable de l’économie nationale. Pourtant, même lui montre des signes d’essoufflement. Début novembre, Aramco a publié une baisse de 2,3 % de son bénéfice trimestriel – la onzième consécutive.
Cette érosion lente mais régulière illustre parfaitement le cercle vicieux dans lequel se trouve le royaume : pour maintenir ses dividendes records (plus de 120 milliards de dollars distribués en 2023 et 2024 confondus), Aramco doit produire toujours plus… ce qui contribue à maintenir l’offre mondiale élevée et donc les prix bas.
Résumé chiffré du budget 2026
• Déficit prévu : 165 milliards de rials (44 Md$)
• En % du PIB : 3,3 %
• Dépenses : 1 313 milliards de rials
• Recettes : 1 147 milliards de rials
• Prix moyen du baril implicite : ~68 $
Un endettement maîtrisé… pour l’instant
Pour financer ce déficit chronique, l’Arabie Saoudite continue d’emprunter massivement sur les marchés internationaux. Sa notation crédit reste cependant excellente, et le coût de la dette demeure raisonnable grâce à la faiblesse générale des taux d’intérêt.
Le ministre des Finances l’a d’ailleurs rappelé : tant que le rendement des investissements dépasse le coût de la dette, le royaume est prêt à continuer sur cette trajectoire. Un raisonnement qui repose sur une hypothèse forte : que les méga-projets finiront bel et bien par générer les retours attendus.
Pour l’instant, les signaux sont contrastés. Le tourisme progresse rapidement (plus de 100 millions de visiteurs en 2023, record historique), les investissements étrangers non pétroliers augmentent, et la part des revenus non pétroliers dans le PIB croît doucement mais sûrement.
Et si le pétrole remontait durablement ?
Paradoxalement, une remontée forte et durable des cours du brut pourrait compliquer la stratégie saoudienne. Car des prix trop élevés rendraient les rentrées pétrolières si confortables que la pression pour diversifier l’économie diminuerait.
C’est tout l’équilibre fragile de Vision 2030 : il faut que le pétrole reste suffisamment bas pour pousser à la transformation, mais pas trop bas au point de mettre en péril le financement de cette même transformation.
En attendant, le royaume continue son grand écart. Déficit assumé, méga-projets pharaoniques, dette croissante mais maîtrisée : l’Arabie Saoudite joue gros. Le monde entier regarde, fasciné et inquiet à la fois, ce pari historique sur l’après-pétrole.
Car si la stratégie échoue, les conséquences pourraient être dramatiques pour toute la région. Mais si elle réussit… alors le royaume aura peut-être montré la voie à tous les pays rentiers de la planète.
Le compte à rebours est lancé. 2026 sera une année charnière. Et 2030 approche à grands pas.









