Imaginez un gigantesque tanker chargé de dizaines de milliers de tonnes de carburant qui tremble sous l’effet de quatre détonations successives, en pleine nuit, à seulement quelques kilomètres des côtes sénégalaises. C’est exactement ce qui s’est produit la semaine dernière au large de Dakar, et l’histoire commence à peine à faire surface.
Un pétrolier en détresse à dix kilomètres de la capitale sénégalaise
Le jeudi 27 novembre, vers 23 h 45, le Mersin, un pétrolier battant pavillon panaméen et opéré par l’armateur turc Besiktas, a été victime de quatre explosions externes. Les déflagrations ont provoqué une voie d’eau dans la salle des machines, forçant l’équipage à lancer un appel de détresse.
Le navire transportait près de 39 000 tonnes de gazole en provenance du port russe de Taman, situé sur le détroit de Kertch. Immédiatement, les autorités portuaires de Dakar ont déployé un important dispositif de secours : évacuation de l’équipage (majoritairement turc), mise en place d’un barrage antipollution et sécurisation du tanker à une dizaine de kilomètres au large.
Fort heureusement, aucun blessé n’est à déplorer et, pour l’instant, aucune fuite massive de carburant n’a été constatée. Mais la situation reste précaire : le pétrolier prend toujours l’eau et les équipes travaillent sans relâche pour éviter qu’il ne sombre.
Que s’est-il réellement passé cette nuit-là ?
Les explosions ont été qualifiées d’externes par l’armateur lui-même. Autrement dit, elles ne proviennent ni d’une avarie technique ni d’une erreur humaine à bord. Cette précision change tout : on parle ici d’un acte délibéré.
Le commandant du port de Dakar, Ibrahima Diaw, a confirmé que des mesures d’urgence ont été prises immédiatement. « Une pollution est possible mais pourrait être évitée si les actions aboutissent », a-t-il déclaré, ajoutant qu’il fallait « réagir rapidement » pour empêcher le navire de couler.
« Le navire est sécurisé et stable, aucune perte humaine, aucune pollution »
L’armateur Besiktas dans son communiqué officiel
Pourquoi soupçonne-t-on l’Ukraine ?
Le Mersin venait de charger son carburant à Taman, un port stratégique qui relie la Russie à la Crimée annexée. Ce seul détail suffit à placer le tanker dans le collimateur des opérations ukrainiennes contre la flotte fantôme russe.
Cette flotte parallèle, composée de navires souvent anciens et sous pavillons de complaisance, permet à Moscou de contourner les sanctions occidentales sur son pétrole. Beaucoup de ces bateaux ne figurent pas encore sur les listes noires européennes ou onusiennes, mais sont bel et bien ciblés par Kiev.
Quelques jours seulement après l’incident de Dakar, l’Ukraine a revendiqué deux attaques de drones en mer Noire contre des pétroliers russes, puis une troisième à 80 milles des côtes turques. Un timing qui interroge fortement les experts.
« Le caractère extérieur des explosions indique qu’il ne s’agit vraisemblablement pas d’un accident »
Dirk Siebels, analyste chez Risk Intelligence
L’analyste danois va plus loin : « On peut raisonnablement conclure que cela remonte au gouvernement ou à l’armée ukrainienne ».
Une première historique en Atlantique ?
Jusqu’à présent, les frappes ukrainiennes contre la flotte russe se concentraient en mer Noire, en mer Baltique ou en Méditerranée orientale. Si l’implication de Kiev était confirmée au large du Sénégal, il s’agirait d’une première absolue dans l’océan Atlantique.
Cela signifierait que l’Ukraine dispose désormais de moyens (drones sous-marins, commandos, relais logistiques) capables d’opérer à des milliers de kilomètres de ses côtes. Une escalade technologique et stratégique majeure.
Pour Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, rien n’est encore certain : « Si l’Ukraine était à l’origine, ce serait une première dans cette zone géographique ». Il rappelle que seule une partie de la shadow fleet est sanctionnée et que le jeu du chat et de la souris se poursuit en haute mer.
La « flotte fantôme » russe sous le feu
Pour comprendre l’enjeu, il faut revenir sur ce qu’est réellement cette flotte parallèle. Depuis 2022 et le plafonnement du prix du pétrole russe par le G7, Moscou a massivement recours à des armateurs discrets, des assureurs douteux et des pavillons panaméens, libériens ou camerounais.
Le Mersin, bien qu’il n’apparaisse pas sur les listes de sanctions occidentales, a effectué de nombreux voyages vers les ports russes de Taman, Novorossiisk, Touapsé et Oust-Louga en 2025. Deux autres navires de l’armateur Besiktas, eux, figurent sur la blacklist ukrainienne.
En frappant ces tankers, même indirectement, l’Ukraine cherche à renchérir le coût du transport pétrolier russe, à effrayer les assureurs et à compliquer l’exportation de l’or noir qui finance en grande partie l’effort de guerre de Moscou.
Le précédent de l’Ursa Major
Ce n’est pas la première fois qu’un navire lié à des intérêts russes coule dans des circonstances troubles. Il y a un an, le cargo Ursa Major, appartenant à une société dépendant du ministère russe de la Défense, a sombré en Méditerranée.
La compagnie avait immédiatement qualifié l’incident d’« attaque terroriste », sans apporter de preuves formelles. L’affaire était restée sans suite claire, mais elle avait déjà fait naître des soupçons similaires.
Dakar, carrefour stratégique inattendu
Le choix du large de Dakar n’est peut-être pas un hasard. Le port sénégalais est un hub majeur pour le trafic entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques. De nombreux tankers y font escale ou passent à proximité.
Si une opération a effectivement eu lieu ici, elle démontre que plus aucune route maritime n’est à l’abri, même à l’autre bout du continent africain. L’Atlantique, longtemps considéré comme une zone refuge, pourrait devenir un nouveau théâtre d’affrontement indirect.
Risque écologique et diplomatique
Avec 39 000 tonnes de gazole à bord, une marée noire au large de Dakar serait catastrophique pour la pêche artisanale, le tourisme et les écosystèmes côtiers. Les autorités sénégalaises en sont parfaitement conscientes et maintiennent un barrage antipollution en alerte maximale.
Sur le plan diplomatique, l’affaire met le Sénégal dans une position délicate. Le pays entretient de bonnes relations avec la Russie tout en restant proche des partenaires occidentaux. Rester neutre tout en gérant une possible attaque sur son espace maritime sera un exercice d’équilibriste.
Et maintenant ?
Pour l’instant, l’enquête bat son plein. Les experts scrutent les enregistrements sonar, les traces d’explosifs éventuelles et les mouvements suspects dans la zone. L’armateur turc Besiktas promet une transparence totale.
Mais une chose est sûre : cet incident marque un tournant. La guerre en Ukraine ne se cantonne plus à l’Europe de l’Est. Elle s’exporte désormais, silencieusement, sur toutes les mers du globe.
Et pendant que les équipes luttent pour sauver le Mersin, une question brûlante demeure : jusqu’où Kiev est-elle prête à aller pour couper les vivres pétrolières de Moscou ? La réponse, peut-être, se trouve déjà au fond de l’Atlantique, à quelques encablures de Dakar.
À retenir : Un pétrolier russe a été touché par quatre explosions externes au large du Sénégal. L’hypothèse d’une opération ukrainienne contre la flotte fantôme gagne du terrain. Le risque de pollution massive reste suspendu à l’issue des opérations de sauvetage.









