Imaginez un instant : vous êtes à un banquet chic dans la City de Londres, les verres tintent, les costumes sont impeccables, et soudain le Premier ministre britannique lâche une bombe diplomatique en qualifiant la deuxième puissance mondiale de « réelle menace pour la sécurité nationale ». C’est exactement ce qui s’est passé lundi soir. Et moins de vingt-quatre heures plus tard, Pékin ripostait avec une virulence rare.
Une phrase qui met le feu aux poudres
Keir Starmer, lors du traditionnel banquet de la Lady Maire de Londres, a prononcé des mots soigneusement pesés mais lourds de conséquences. Il a affirmé qu’il était possible de travailler avec la Chine sur le commerce ou le climat… tout en la désignant explicitement comme une menace sécuritaire sérieuse. Une position « à la fois coopérer et se protéger » qui, en diplomatie, ressemble souvent à une gifle habillée de velours.
Le lendemain matin, l’ambassade chinoise à Londres publiait un communiqué cinglant. Elle dénonçait des « accusations dénuées de tout fondement » et une « ingérence dans les affaires intérieures » de la Chine. Le message était clair : le développement chinois ne menace personne, et Londres devrait balayer devant sa porte.
Le contexte sécuritaire qui explique tout
Pour comprendre cette explosion, il faut remonter quelques semaines en arrière. Le 18 novembre, le MI5, le service de renseignement intérieur britannique, adressait une alerte exceptionnelle aux parlementaires. Des agents chinois tenteraient activement de recruter des sources au cœur même du pouvoir britannique.
Le mode opératoire ? Classique mais efficace : se faire passer pour des chasseurs de têtes sur LinkedIn, proposer des voyages tous frais payés, offrir des cadeaux, et petit à petit obtenir des informations sensibles. Deux noms de recruteurs présumés ont même été transmis aux élus.
« Des individus liés au Parti communiste chinois tentent de cultiver des relations avec des personnes ayant accès à des informations parlementaires et gouvernementales confidentielles. »
MI5, alerte aux parlementaires britanniques
Cette alerte n’est pas tombée du ciel. Elle intervient après l’abandon des poursuites contre deux hommes soupçonnés d’espionnage au profit de Pékin, dont l’un travaillait directement au Parlement. Un dossier sensible qui a laissé un goût amer à Westminster.
Hong Kong, l’éternel point de friction
Keir Starmer n’a pas manqué non plus de remettre sur la table la question des libertés à Hong Kong. L’ancienne colonie britannique, rendue à la Chine en 1997, reste un sujet ultrasensible. Londres considère que Pékin viole régulièrement la déclaration sino-britannique de 1984 et la principe « un pays, deux systèmes ».
Réponse chinoise, invariable depuis des années : Hong Kong relève exclusivement des affaires intérieures de la République populaire. Toute critique étrangère est perçue comme une tentative d’humiliation et d’ingérence post-coloniale.
Ce différend empoisonne les relations depuis la loi sur la sécurité nationale imposée par Pékin en 2020 et l’arrestation de dizaines de figures pro-démocratie.
Un projet d’ambassade géante qui inquiète
Autre source de crispation : le projet de nouvelle ambassade chinoise à Londres. Prévu près de la Tour de Londres, ce complexe gigantesque – le plus grand d’Europe – suscite des inquiétudes sécuritaires majeures. Des élus locaux et des services de renseignement craignent qu’il devienne un centre d’espionnage à ciel ouvert.
Le dossier traîne depuis des années, entre refus municipaux et appels. Il symbolise parfaitement la méfiance croissante.
En résumé, les principaux points de tension actuels :
- Accusations d’espionnage chinois au Royaume-Uni
- Recrutement via LinkedIn de sources parlementaires
- Abandon de poursuites contre des suspects d’espionnage
- Projet d’ambassade chinoise controversé
- Critiques récurrentes sur Hong Kong et les droits humains
Une realpolitik assumée par Starmer
Ce qui frappe dans le discours de Keir Starmer, c’est sa volonté de ne plus choisir entre idéalisme et pragmatisme. Il veut coopérer avec Pékin sur l’intelligence artificielle, le changement climatique, la prolifération nucléaire… mais sans naïveté.
Il a ainsi promis de doter les services de sécurité de moyens modernisés pour « protéger le Royaume-Uni ». Un message à double détente : rassurer l’électorat britannique tout en tendant la main – prudemment – à la Chine.
Depuis son arrivée au pouvoir en juillet 2024, le gouvernement travailliste cherche à réchauffer les relations économiques avec Pékin, gelées sous les derniers gouvernements conservateurs. Mais la realpolitik a ses limites quand la sécurité nationale est en jeu.
La réponse chinoise : un classique diplomatique
La réaction de l’ambassade chinoise suit un schéma bien rodé : nier en bloc, accuser l’accusateur, et rappeler que la Chine est une puissance pacifique. Le communiqué insiste : « Le développement de la Chine ne représente une menace pour aucune nation ».
Cette rhétorique du « développement pacifique » est répétée depuis les années 2000. Elle contraste avec les actions perçues à l’étranger : expansion en mer de Chine méridionale, pressions sur Taïwan, espionnage économique massif, etc.
Mais à Pékin, toute critique est vécue comme une attaque contre l’honneur national et le « rêve chinois » porté par Xi Jinping.
Vers une nouvelle guerre froide ?
Cette passe d’armes n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une dégradation continue des relations sino-occidentales. Les États-Unis, l’Australie, le Canada, et maintenant le Royaume-Uni durcissent le ton.
Les sujets de discorde se multiplient : 5G et Huawei (exclu du réseau britannique), origines du Covid, Ouïghours, Taïwan, sanctions croisées… La liste est longue.
Pourtant, l’interdépendance économique reste énorme. La Chine est le troisième partenaire commercial du Royaume-Uni. Des milliers d’étudiants chinois fréquentent les universités britanniques. Des investissements massifs dans l’énergie, l’immobilier, l’automobile lient les deux pays.
On est donc dans une relation « coopétition » : coopération et compétition féroce à la fois.
Et maintenant ?
À court terme, cette crise verbale ne devrait pas déboucher sur une rupture. Les deux capitales ont trop à perdre. Mais elle illustre une tendance lourde : la fin de l’âge d’or sino-britannique des années 2010, quand David Cameron et George Osborne parlaient d’un « golden decade » avec Pékin.
Aujourd’hui, la méfiance domine. Chaque geste est scruté, chaque discours décrypté. Et les services de renseignement travaillent d’arrache-pied des deux côtés de la Tamise… et du Yangtsé.
Une chose est sûre : cette tension n’est pas près de retomber. Et elle pourrait même s’aggraver si de nouvelles révélations d’espionnage ou de répression à Hong Kong venaient alimenter le feu.
La relation sino-britannique est entrée dans une ère de méfiance durable.
Coopération économique oui, confiance aveugle non. Et chaque camp campe sur ses positions, prêt à dégainer le prochain communiqué vengeur.
Le banquet de la City aura au moins eu le mérite de poser les choses clairement : on peut trinquer avec Pékin… mais en gardant une main sur son portefeuille et l’autre sur son téléphone sécurisé du MI5.









