Imaginez une scène presque surréaliste : un bureau tout neuf, inauguré il y a à peine un an dans la capitale vénézuélienne, censé symboliser une coopération historique entre un État et la justice internationale… et qui se retrouve vidé de ses occupants du jour au lendemain. C’est exactement ce qui vient de se produire à Caracas.
Un divorce consommé en direct
Lundi, le procureur adjoint de la Cour pénale internationale, Mame Mandiaye Niang, a annoncé une décision lourde de sens : la fermeture immédiate du bureau de la CPI au Venezuela. Motif officiel ? L’absence de « progrès réel » dans la collaboration avec les autorités locales. Autrement dit, la Cour estime que le gouvernement vénézuélien ne joue pas le jeu.
La réponse de Caracas ne s’est pas fait attendre. Dans un communiqué cinglant, le pouvoir exécutif accuse carrément la CPI de « se soustraire de manière irresponsable » à ses propres responsabilités. Le ton est donné : on n’est plus dans la diplomatie feutrée, mais dans un affrontement ouvert.
Retour sur une enquête qui empoisonne les relations depuis 2018
Tout commence en février 2018. Six pays d’Amérique latine – Argentine, Canada, Colombie, Chili, Paraguay et Pérou – déposent une plainte commune contre le Venezuela. Ils pointent des crimes contre l’humanité présumés commis lors de la vague de manifestations de 2017, brutalement réprimées par les forces de l’ordre et les groupes paramilitaires proches du pouvoir.
Après trois années d’examen préliminaire, le bureau du procureur ouvre officiellement une enquête en novembre 2021. À l’époque, le geste est perçu comme historique : pour la première fois, un chef d’État latino-américain encore en fonction, Nicolas Maduro, se retrouve dans le viseur de La Haye.
Pour calmer le jeu – ou gagner du temps, selon les points de vue –, Maduro signe un accord avec le procureur de l’époque, Karim Khan. Le Venezuela s’engage à laisser la CPI travailler librement sur son sol. Un bureau technique est même ouvert en 2024, avec fanfare et poignées de main devant les caméras.
Un bureau fantôme dès le premier jour ?
Très vite, les relations se tendent. Les fonctionnaires de la CPI se plaignent de ne jamais obtenir les documents demandés. Les rendez-vous avec les institutions judiciaires vénézuéliennes sont systématiquement reportés. Les témoins potentiels, eux, préfèrent garder le silence, craignant des représailles.
« Le bureau du procureur de la CPI n’a montré aucun engagement ni esprit de coopération »
Communiqué officiel du gouvernement vénézuélien, lundi
Caracas retourne l’accusation comme un gant : c’est la Cour qui refuserait de reconnaître les efforts nationaux. Le pouvoir met en avant des enquêtes internes, des sanctions contre certains agents, et même des condamnations symboliques. Des gestes jugés insuffisants et surtout tardifs par les experts indépendants.
Le principe de complémentarité mis à mal
La CPI n’est pas un tribunal comme les autres. Elle n’intervient qu’en dernier recours, lorsque l’État concerné est « incapable ou refuse » de juger lui-même les crimes les plus graves. C’est le fameux principe de complémentarité.
Le Venezuela affirme remplir ses obligations nationales et accuse donc la CPI d’outrepasser son mandat. La Cour, elle, considère que les procédures locales sont soit inexistantes, soit conçues pour protéger les responsables plutôt que pour rendre justice.
Ce bras de fer juridique n’est pas nouveau. D’autres pays – Kenya, Soudan, Libye – ont déjà tenté la même stratégie. Avec un succès très relatif.
Quelles conséquences concrètes après la fermeture ?
La fermeture du bureau ne signifie pas la fin de l’enquête, loin de là. Les enquêteurs continueront leur travail depuis La Haye, en s’appuyant sur les témoignages recueillis à l’étranger et les preuves transmises par les ONG.
Mais symboliquement, le coup est rude. C’est la première fois qu’un bureau technique de la CPI est fermé pour cause de non-coopération. Cela renforce l’image d’un Venezuela isolé, défiant ouvertement la communauté internationale.
Pour les victimes des manifestations de 2017 et leurs familles, c’est un signal contrasté : d’un côté, la certitude que l’enquête se poursuit ; de l’autre, la crainte que l’absence de présence physique sur place ne ralentisse encore le processus.
Un calendrier judiciaire qui s’allonge dangereusement
Les procédures à la CPI sont réputées lentes. Des années, parfois des décennies, séparent l’ouverture d’une enquête de l’émission d’un mandat d’arrêt. Dans le cas du Venezuela, plusieurs scénarios restent ouverts.
Le plus probable à court terme : des mandats d’arrêt confidentiels contre des hauts responsables de la sécurité ou des collectifs armés pro-gouvernementaux. À plus long terme, la question de l’immunité du chef de l’État pourrait être posée – un sujet explosif.
Mais chaque jour perdu en querelles procédurales repousse d’autant l’espoir d’une justice effective pour les centaines de morts et les milliers de blessés de 2017.
Un précédent qui inquiète d’autres capitales
Cette rupture ouverte entre Caracas et La Haye envoie un message à d’autres gouvernements sous investigation – Philippines, Afghanistan, Palestine… Elle montre qu’il est possible de rendre la vie impossible aux enquêteurs sur le terrain.
Certains y verront une victoire de la souveraineté nationale. D’autres, une menace directe contre l’idée même d’une justice globale capable de tenir tête aux puissants.
Une chose est sûre : le dossier vénézuélien devient, malgré lui, un test grandeur nature pour la crédibilité de la Cour pénale internationale au XXIe siècle.
Et pendant ce temps, dans les rues de Caracas comme dans les salons feutrés de La Haye, la question reste suspendue : qui, finalement, fuira le plus longtemps ses responsabilités ?









