Imaginez un petit pays nordique paisible, connu pour ses vélos et son hygge, qui décide soudain d’accueillir sur son sol une usine capable de produire le carburant des missiles et des drones de guerre. C’est exactement ce qui vient de se passer à Vojens, dans l’ouest du Danemark. Lundi soir, sous les flashs des photographes, des responsables danois et ukrainiens ont symboliquement lancé les travaux. Un geste fort, presque historique, qui soulève autant d’espoir que d’interrogations.
Un projet né de la nécessité absolue
Depuis bientôt deux ans, l’Ukraine lutte pour maintenir sa production militaire sous un déluge de frappes russes. Les usines historiques sont soit détruites, soit trop exposées. La solution ? Délocaliser une partie de cette chaîne stratégique chez un allié de confiance. Et pour les dirigeants de Fire Point Rocket Technology, le choix du Danemark s’est imposé presque naturellement.
Le ministre danois de l’Industrie, Morten Bødskov, n’a pas mâché ses mots lors de la cérémonie : « Nous devons aider nos amis ukrainiens dans leur combat pour la liberté. Ils ont besoin d’un endroit sûr. » Pelle à la main, il a donné le premier coup, entouré des cadres de l’entreprise ukrainienne. Un symbole qui en dit long sur l’engagement de Copenhague.
« Nous devons augmenter notre production, ce qui est impossible en Ukraine actuellement. »
Vyacheslav Bondarchuk, directeur général de Fire Point Rocket Technology
Qu’est-ce qui sera fabriqué exactement ?
L’usine de Vojens ne produira pas des armes complètes, mais un composant essentiel : le propergol solide, cette poudre hautement énergétique qui propulse missiles et drones sur des centaines de kilomètres. Sans propergol, pas de missile balistique, pas de drone kamikaze longue portée. C’est donc un maillon critique de la chaîne d’approvisionnement militaire ukrainienne qui va s’installer à quelques encablures de la frontière allemande.
La production est prévue pour démarrer à l’automne 2026. D’ici là, des installations ultra-sécurisées seront construites, avec des normes parmi les plus strictes d’Europe. Les autorités danoises insistent : aucun compromis ne sera fait sur la sécurité, ni pour le personnel, ni pour les riverains.
Un emplacement loin d’être anodin
Le site choisi se trouve à seulement quelques kilomètres de la base aérienne de Skrydstrup. C’est là que des pilotes ukrainiens s’entraînent actuellement sur les chasseurs F-16 promis par le Danemark et les Pays-Bas. Une coïncidence ? Certainement pas. Cette proximité facilite la logistique, les échanges techniques et, surtout, la protection.
Mais cette même base a été survolée à plusieurs reprises fin septembre par des drones non identifiés. Les autorités danoises n’ont jamais prouvé leur origine, mais la Première ministre Mette Frederiksen a publiquement désigné la Russie. L’ombre de Moscou plane donc déjà sur la région, bien avant que la première tonne de propergol ne soit produite.
Les habitants entre fierté et inquiétude
À Vojens, petite ville de 7 500 habitants, les réactions sont contrastées. Certains y voient une preuve de solidarité internationale et une opportunité économique. D’autres, comme Marielle, la quarantaine, ne cachent pas leur malaise.
« Je n’aime pas ça. On est un petit pays, on a déjà donné énormément d’argent. Et maintenant une usine d’armement ? Ça fait de nous une cible potentielle. »
Cette crainte n’est pas isolée. Beaucoup se demandent si accueillir une usine stratégique ukrainienne ne revient pas à importer le conflit sur le sol danois. Les souvenirs des survols de drones sont encore frais, et l’idée qu’un site produisant du propergol puisse intéresser les services russes inquiète légitimement.
Face à ces interrogations, le ministre Bødskov se veut rassurant : des mesures de sécurité exceptionnelles seront mises en place, tant pour l’usine que pour la population locale. Des patrouilles renforcées, des systèmes antidrones, un contrôle strict des accès… Le Danemark affirme être prêt.
Une nouvelle forme de solidarité européenne
Ce projet dépasse largement le cadre bilatéral. Il s’inscrit dans une tendance plus large : plusieurs pays européens réfléchissent à héberger des capacités de production ukrainiennes sur leur territoire. La Pologne, la République tchèque ou les pays baltes ont déjà accueilli des lignes de montage ou des centres de maintenance. Le Danemark franchit un cap supplémentaire en acceptant une production aussi sensible que le propergol.
Pour Kiev, c’est une bouffée d’oxygène vitale. Pour Copenhague, c’est une manière de rester en première ligne de l’aide à l’Ukraine sans forcément envoyer plus de soldats ou d’argent. Produire sur place, en sécurité, c’est garantir que l’aide militaire continuera même si le front ukrainien venait à reculer.
Et demain ?
L’usine de Vojens ne sera probablement pas la dernière. D’autres projets similaires pourraient voir le jour en Europe dans les mois qui viennent. Car tant que le conflit perdure, l’Ukraine aura besoin de produire plus, plus vite, et surtout plus loin des bombes russes.
En accueillant cette usine, le Danemark envoie un message clair : la solidarité avec l’Ukraine ne se limite plus aux livraisons d’armes ou aux sanctions. Elle passe désormais par l’intégration profonde des capacités industrielles. Un tournant stratégique dont les conséquences, positives comme négatives, ne feront que se révéler avec le temps.
Pour l’instant, à Vojens, les pelleteuses vont commencer à creuser. Et quelque part, entre l’espoir d’aider un peuple en guerre et la crainte diffuse d’attirer l’attention de l’ours russe, une nouvelle page de l’histoire européenne est en train de s’écrire.
Un petit coin de Danemark devient ainsi un rouage essentiel de la défense ukrainienne. Rarement un projet industriel aura porté autant de symboles géopolitiques.
(Article mis à jour le 2 décembre 2025 – source : cérémonie officielle et déclarations des parties prenantes)









