Imaginez-vous écouter votre radio nationale préférée et, soudain, plus rien. Un silence total, pendant plusieurs minutes. Pas une panne technique. Un cri d’alarme. C’est exactement ce qui se passe en Lituanie depuis lundi.
Les journalistes de LRT, le diffuseur public lituanien, ont décidé de marquer le coup. Toute la semaine, à heures fixes, les programmes s’arrêtent. Les animateurs se taisent. Les auditeurs restent suspendus à ce vide sonore qui en dit plus long que n’importe quel discours.
Une semaine de silence pour sauver la voix publique
Ce mouvement ne sort pas de nulle part. Il répond à deux décisions prises récemment par le Parlement lituanien qui font craindre le pire aux professionnels des médias.
D’abord, le budget de LRT vient d’être gelé pour les trois prochaines années (2026-2028) au niveau de 2025. Ensuite, une réforme en cours vise à faciliter très nettement le renvoi du directeur général et de la direction.
Aujourd’hui, il faut une majorité des deux tiers au conseil d’administration pour démettre le patron de LRT. Le texte proposé par le parti populiste Aube du Niémen, membre de la coalition au pouvoir, ramènerait ce seuil à une simple majorité. Un changement qui semble technique mais qui pourrait tout bouleverser.
Un amendement voté en première lecture
Le texte a déjà passé l’étape de la première lecture à la Seimas, le Parlement lituanien. Il doit encore transiter par une commission avant le vote final prévu le 11 décembre. Rien n’est donc définitif, mais l’inquiétude est immense.
Les journalistes parlent d’une tentative d’« orbanisation » du paysage médiatique. Le terme est fort. Il renvoie directement à la stratégie mise en place en Hongrie depuis 2010 par Viktor Orban : reprise en main progressive des médias publics, remplacement des directions par des proches du pouvoir, asphyxie financière.
« Nous voyons cela comme une tentative d’Orbanisation »
Indre Makaraityte, responsable des enquêtes à LRT
Des précédents qui font peur
Les employés de LRT ne sont pas seuls à s’alarmer. Le Conseil de l’Europe, l’Union européenne de radio-télévision, l’Institut international de la presse et plusieurs syndicats de journalistes ont tous tiré la sonnette d’alarme.
Ils rappellent que baisser le seuil de révocation de la direction expose le diffuseur public à des pressions politiques directes. Un directeur nommé pour six ans pourrait être débarqué du jour au lendemain si une majorité parlementaire le décide. L’indépendance éditoriale deviendrait alors une simple formule vide de sens.
Durant leur semaine de protestation, les journalistes prévoient de diffuser des reportages sur des « États défaillants » en matière de liberté de la presse. La liste est éloquente : Hongrie, Slovaquie, Pologne sous le précédent gouvernement PiS, et plus récemment la Géorgie.
Le gel budgétaire, une autre arme
Mais la menace n’est pas seulement juridique. Elle est aussi financière. Geler le budget pendant trois ans revient à priver LRT de toute marge de manœuvre. Pas d’augmentation pour faire face à l’inflation, pas de nouveaux projets, pas d’investissements dans le numérique ou les enquêtes.
Dans un contexte où les médias privés lituaniens sont déjà concentrés entre quelques mains, le service public représente souvent la dernière digue contre la désinformation et le journalisme de complaisance.
En privant LRT de moyens, on l’affaiblit durablement. Et un média public affaibli devient plus facile à contrôler, estiment les syndicats.
Une manifestation prévue le 9 décembre
Le point d’orgue de la mobilisation aura lieu lundi prochain. Plusieurs centaines de journalistes et de sympathisants se réuniront devant le Parlement à Vilnius pour demander le retrait pur et simple des deux mesures.
Ils seront rejoints par des représentants de la société civile, des universitaires et probablement des responsables d’autres médias européens solidaires. La mobilisation dépasse déjà le simple cadre professionnel.
Car ce qui se joue en Lituanie concerne toute l’Europe. Quand un pays membre de l’Union européenne et de l’Otan commence à remettre en cause l’indépendance de son service public audiovisuel, c’est un signal inquiétant pour tout le continent.
La Lituanie, un pays pourtant exemplaire
Il y a encore quelques années, personne n’aurait imaginé une telle situation en Lituanie. Le pays balte s’est toujours présenté comme un rempart contre l’autoritarisme russe et un défenseur acharné des valeurs démocratiques.
Classé régulièrement dans le haut du classement mondial de la liberté de la presse (13e en 2024 selon Reporters sans frontières), il faisait figure de bon élève. Le fait que ce soit précisément là que surgisse une telle offensive contre le service public en surprend plus d’un.
Mais l’arrivée au pouvoir du parti Aube du Niémen, formation populiste de droite, a changé la donne. En intégrant la coalition gouvernementale, il a obtenu des postes clés et semble décidé à imprimer sa marque sur les institutions.
L’Europe regarde, mais agit peu
Bruxelles suit le dossier de près. La Commission européenne a déjà exprimé des « préoccupations » sur l’indépendance des médias dans plusieurs pays membres. Mais ses leviers d’action restent limités tant qu’il n’y a pas violation flagrante du droit européen.
Le Conseil de l’Europe, lui, a été plus direct. Dans un communiqué récent, il a appelé la Lituanie à « reconsidérer » les amendements en cours, rappelant que l’indépendance des médias publics est une condition essentielle du pluralisme démocratique.
Mais pour l’instant, Vilnius semble faire la sourde oreille.
Et maintenant ?
Tout se jouera dans les prochains jours. Soit le Parlement recule sous la pression de la rue et de la communauté internationale. Soit le texte est adopté le 11 décembre et la Lituanie franchira un cap inquiétant.
Dans ce second scénario, les journalistes promettent de ne pas baisser les bras. Grèves, recours en justice, mobilisation européenne : toutes les options sont sur la table.
Car pour eux, céder maintenant reviendrait à accepter que la voix publique devienne la voix du pouvoir. Et cela, dans un pays qui a connu l’occupation soviétique et qui vit à quelques dizaines de kilomètres de la Russie et de la Biélorussie, est tout simplement inenvisageable.
Le silence de cette semaine n’est donc pas une résignation. C’est un hurlement.
Un hurlement pour rappeler que la démocratie ne survit pas sans médias libres.
Le 9 décembre, ils seront dans la rue.
Le 11 décembre, le Parlement votera.
Entre ces deux dates, tout peut encore basculer.
Suivons cela de très près. Parce que ce qui se passe à Vilnius aujourd’hui pourrait demain arriver ailleurs en Europe.
Et quand un média public se tait sous la contrainte, c’est toujours la démocratie qui finit par perdre sa voix.









