Il suffit de marcher un soir d’hiver dans certaines artères populaires du Val-d’Oise ou de Seine-Saint-Denis pour le constater : l’odeur du pain grillé et de la viande tournée qui flottait autrefois partout semble s’estomper. Les néons verts et rouges des kebabs s’éteignent un à un. À leur place, des enseignes plus clinquantes, des files d’attente plus jeunes, et surtout, une nouvelle star : le taco français.
Une mutation visible à l’œil nu
À Goussainville, sur l’avenue du 6-Juin-1944, il y a encore cinq ans, quatre kebabs se faisaient concurrence. Aujourd’hui, un seul résiste, et encore, sa devanture est close depuis plusieurs semaines. « Il paraîtrait qu’il va se reconvertir dans le poulet frit », glisse un riverain. Un peu plus loin, deux anciennes boutiques de sandwichs turcs affichent désormais des panneaux « Tacos – Burgers – Loaded Fries » en lettres géantes. Le phénomène n’est pas isolé : de Sarcelles à Saint-Denis en passant par Argenteuil ou Aulnay-sous-Bois, la carte de la restauration rapide se redessine à toute vitesse.
Ce n’est pas une mode passagère. C’est une véritable bascule générationnelle et culturelle qui est en train de s’opérer sous nos yeux.
Le kebab, victime de son propre succès… puis de son âge
Arrivé massivement en France dans les années 1980-1990, le döner kebab a connu une ascension fulgurante. Simple, copieux, pas cher, ouvert tard : il répondait parfaitement aux besoins d’une population jeune, souvent issue de l’immigration, et d’une clientèle nocturne. Dans les années 2000, il était devenu le roi incontesté de la street-food à la française, au point d’incarner parfois, à tort ou à raison, tout un imaginaire des quartiers populaires.
Mais vingt-cinq ans plus tard, le kebab souffre d’une image un peu vieillotte. La viande tournée, la sauce blanche industrielle, le pain trop épais : tout cela semble appartenir à l’ancien monde pour la génération TikTok. Les adolescents d’aujourd’hui, nés après 2005, n’ont pas la même relation nostalgique que leurs aînés avec le « grec-frites » de minuit.
« Mes clients ont entre 13 et 25 ans. Ils veulent du fromage qui coule, des sauces originales, des formats XXL qu’ils peuvent filmer pour les réseaux. Le kebab classique, ils trouvent ça « vieux » », témoigne un gérant de tacos lyonnais reconverti depuis trois ans.
Le taco français : l’invention qui a tout changé
Attention, il ne s’agit pas ici du taco mexicain traditionnel. Le « French taco » est une création 100 % hexagonale, née à Vaulx-en-Velin et à Lyon dans les années 2000, popularisée ensuite par des chaînes comme O’Tacos, Takos King ou King Marcel.
Sa recette ? Une grande galette de blé souple, garnie de frites, de viande (souvent du poulet ou du « cordon bleu » pané), de fromage fondu type cheddar ou sauce fromagère, le tout généreusement arrosé de sauce algérienne, samouraï ou harissa, puis pressé au grill. Le résultat : un sandwich monstrueux, ultra-calorique, mais surtout ultra-photogénique.
Et c’est là que tout se joue. Le taco français a été pensé pour l’ère Instagram et TikTok. Le fromage qui file, la découpe en deux qui révèle les couches, les formats « L », « XL » ou « XXL » : tout est fait pour être partagé en story. Là où le kebab se mangeait discrètement sur un coin de trottoir, le taco se met en scène.
Un business model plus rentable
Au-delà du goût, il y a l’argent. Un kebab classique se vendait entre 5 et 7 euros. Un taco taille L dépasse facilement les 10 euros, et le XXL atteint 15-18 euros. Avec des marges souvent plus élevées grâce à des ingrédients moins coûteux (frites surgelées, fromage industriel, sauces en bidon).
Exemple concret observé à Évry-Courcouronnes :
Un ancien kebab de 40 m² réalisait 800 à 1 200 € de chiffre par jour avant la crise sanitaire.
Après reconversion en tacos, le même local dépasse les 2 500 € certains soirs de week-end.
Les loyers flambent, les charges augmentent, les livreurs Uber Eats et Deliveroo prennent leur commission : dans ce contexte, le kebab traditionnel, avec sa broche qui tourne lentement et ses coûts en électricité, devient moins compétitif.
L’effet Covid : le coup de grâce
La pandémie a accéléré une tendance déjà présente. Fermetures administratives, couvre-feux, télétravail : la clientèle de nuit, cœur de cible du kebab, s’est évaporée pendant près de deux ans. Beaucoup de gérants ont mis la clé sous la porte.
À la réouverture, ceux qui ont survécu ont vu arriver une nouvelle concurrence : les tacos, souvent portés par de jeunes entrepreneurs (parfois d’anciens livreurs ou clients eux-mêmes), ont investi les locaux laissés vacants avec des concepts plus modernes, des cartes plus courtes, et surtout une présence massive sur les plateformes de livraison.
Résultat : là où le kebab peinait à se relever, le taco a explosé.
Ce que cela dit de la société française
Derrière cette évolution culinaire, il y a aussi une évolution sociologique profonde. Le kebab était souvent associé à la première génération d’immigrants turcs ou kurdes qui ont ouvert ces commerces dans les années 90. Leurs enfants, nés en France, ont grandi avec YouTube, les influenceurs food, et une culture plus mondialisée.
Le taco français, lui, est porté par une jeunesse ultra-connectée, souvent issue des mêmes quartiers, mais qui veut créer son propre modèle. C’est une forme d’appropriation culturelle inversée : on prend une base mexicaine, on la mélange avec des goûts maghrébins (sauce algérienne), on ajoute du fromage américain, et on crée quelque chose de totalement nouveau, totalement français des années 2020.
Et ça marche. Parce que cette jeunesse ne veut plus seulement consommer : elle veut entreprendre, se montrer, innover.
Et demain ?
Le kebab va-t-il totalement disparaître ? Probablement pas. Dans certains quartiers très attachés à la tradition, ou dans les villes plus petites, il continue de tenir bon. Des enseignes haut de gamme tentent aussi de le dépoussiérer : kebab au pain pita artisanal, viande d’Aubrac, sauces maison.
Mais la tendance est claire : la street-food française entre dans une nouvelle ère. Après le kebab dans les années 2000, puis le burger gourmet dans les années 2010, c’est au tour du taco français de dominer les années 2020.
La prochaine fois que vous passerez devant un rideau baissé avec un vieux panneau « Döner Kebab », regardez bien : dans quelques mois, il affichera peut-être « New Tacos Opening Soon ».
Et quelque part, c’est toute l’histoire de nos villes qui se réécrit, une enseigne à la fois.









