Imaginez que vous n’ayez plus vu un seul billet de banque depuis presque un an. Que votre salaire, quand il arrive, passe par le téléphone d’un cousin. Que pour faire le plein de votre moto, vous donniez deux bidons d’huile et un pain de savon. Ce n’est pas un scénario post-apocalyptique : c’est le quotidien de millions de Soudanais depuis que la guerre a réduit leur système financier en cendres.
Quand l’argent disparaît, le troc renaît
Dans la ville de Dilling, au Kordofan-Sud, Ali, fonctionnaire de 33 ans, raconte calmement qu’il n’a pas tenu un billet entre ses doigts depuis neuf mois. À la place, il échange. Une houe et une chaise contre trois sacs de sorgho. Des vêtements usagés contre quelques litres d’essence pour le générateur. Le sorgho, base de l’alimentation locale, est devenu plus précieux que la livre soudanaise.
Ce retour au troc n’est pas un choix romantique. C’est une nécessité brutale. Les banques sont fermées, pillées ou incendiées. Les distributeurs automatiques sont vides depuis longtemps. Et quand un rare billet circule, il attire les voleurs comme un aimant.
Des objets du quotidien transformés en monnaie
Al-Sadiq Issa, volontaire dans la même région, observe la nouvelle échelle de valeurs :
- Les chauffeurs de moto-taxi acceptent huile moteur et savon au lieu d’argent liquide.
- Les journaliers réparent une voiture contre un sac de maïs ou de sucre.
- Une famille échange des vêtements d’attention contre quelques kilos de farine.
Le savon, en particulier, est devenu une monnaie d’échange universelle. Hygiénique, facile à transporter, il se conserve longtemps et tout le monde en a besoin. Dans certaines zones, on parle déjà de « prix en pains de savon ».
La chute brutale d’un système qui tenait à peine
Avant avril 2023, le Soudan était déjà l’un des pays les plus pauvres du monde. Seulement 15 % de la population possédait un compte bancaire. Pourtant, une petite révolution numérique était en marche. L’application Bankak, développée par la Banque de Khartoum, permettait transferts instantanés et paiements par mobile, même dans les quartiers populaires.
Le pays se rêvait en futur Kenya ou Ghana de l’Afrique de l’Est. Les sanctions internationales venaient d’être levées. Les investisseurs regardaient à nouveau vers Khartoum. Et puis les combats ont éclaté entre l’armée régulière et les Forces de soutien rapide (FSR).
En quelques jours, la Banque centrale a brûlé. Le réseau SWIFT, qui relie les banques du monde entier, a été coupé. Les coffres ont été vidés. L’économie officielle s’est évaporée.
Un euro à 3 500 livres : l’hyperinflation invisible
Au marché noir, un euro s’échange aujourd’hui contre 3 500 livres soudanaises, contre 450 avant la guerre. Mais cette inflation monstrueuse reste théorique : presque personne n’a de livres à échanger. Les billets qui restent sont souvent refusés, car personne ne sait s’ils seront encore valables demain entre les zones contrôlées par l’armée et celles tenues par les FSR.
Le Soudan est devenu un pays à deux monnaies… qui n’en a plus aucune.
Vivre à crédit : le carnet de l’épicier
À Omdourman, Dafallah Ibrahim tient une petite épicerie. Sur le comptoir, un vieux carnet à spirale. Dedans, des pages et des pages de dettes. « Tu paieras quand Bankak remarchera », dit-il à ses clients réguliers. Certains doivent l’équivalent de plusieurs mois de salaire.
Dans d’autres boutiques, on utilise des ardoises, des bouts de carton, parfois juste la mémoire. La confiance reste la dernière richesse qui n’a pas été pillée.
« Avoir du cash, c’est se mettre en danger »
Dafallah Ibrahim, épicier à Omdourman
Transporter des billets, même quelques milliers de livres, peut valoir une agression voire pire. Mieux vaut cacher le peu qu’on a… ou ne pas en avoir du tout.
Bankak, l’application fantôme qui fait encore vivre
L’application Bankak fonctionne encore, par intermittence. Quand le réseau tient quelques heures, les salaires tombent, les proches de l’étranger envoient de l’argent, les ONG distribuent leur aide. Puis tout s’éteint à nouveau.
À Kadugli, les belligérants coupent régulièrement les antennes pour priver l’adversaire de communication. Résultat : des jours entiers sans transaction possible. Les habitants attendent, parfois des semaines, qu’un signal revienne.
Lorsque les FSR contrôlaient Khartoum, ils prélevaient jusqu’à 25 % de commission pour convertir un virement Bankak en liquide. Un racket organisé qui montre à quel point l’argent, même numérique, est devenu une denrée rare et dangereuse.
Starlink interdit : la connexion qui fait peur
Certains ont cru trouver la solution avec Starlink, le réseau satellitaire d’Elon Musk. Une antenne, une connexion indépendante des réseaux locaux, la possibilité de recevoir de l’argent de l’étranger en temps réel.
Mais en décembre 2024, le gouvernement, aligné sur l’armée, a interdit la vente et l’usage de ces antennes. Motif officiel : les FSR utilisaient Starlink pour coordonner leurs opérations. Résultat : ceux qui en possédaient une l’ont cachée ou détruite.
Internet, comme l’argent, est désormais une arme de guerre.
Un pays coupé en deux économies
Le Soudan n’est plus un seul marché. À l’est et au nord, sous contrôle de l’armée, circulent de nouveaux billets imprimés en hâte. À l’ouest et au sud, sous influence FSR, on refuse souvent ces billets et on continue avec les anciens… quand on en trouve.
Traverser d’une zone à l’autre avec de l’argent liquide revient à transporter une marchandise de contrebande. Les barrages fouillent, confisquent, parfois exécutent.
Le pays le plus vaste d’Afrique avant la sécession du Sud-Soudan est devenu un archipel d’économies locales, isolées les unes des autres, où chaque ville, chaque quartier invente ses propres règles pour survivre.
La solidarité, dernier système qui fonctionne
Dans ce chaos, une chose reste intacte : la solidarité soudanaise. Les familles se serrent, partagent le peu qu’elles ont. Les voisins se prêtent de la nourriture sans attendre de remboursement immédiat. Les imams et les cheikhs locaux arbitrent les dettes et les échanges pour éviter les conflits.
On prête, on donne, on attend. On sait que demain, ce sera peut-être soi qui aura besoin d’aide.
Au milieu des ruines d’un système financier, les Soudanais redécouvrent des mécanismes vieux comme le monde : le troc, le crédit informel, la confiance. Ils survivent, tout simplement. Et parfois, dans un sourire fatigué, ils vous disent que, finalement, l’argent n’était peut-être pas si indispensable.
Mais derrière le sourire, il y a la faim, la peur, l’épuisement. Et la question qui hante tout le monde : combien de temps encore avant que la paix, et l’argent, reviennent ?









