Imaginez-vous réveillé en pleine nuit par une chaleur insoutenable, des cris, et l’odeur âcre de la fumée qui envahit votre appartement au 25e étage. C’est ce qu’ont vécu des centaines d’habitants de Wang Fuk Court, à Hong Kong, lors d’un incendie qui restera gravé comme l’un des plus meurtriers de l’histoire récente du territoire. Au moins 128 personnes ont péri, et très vite, un coupable a été désigné : les échafaudages en bambou qui enveloppaient les huit tours en rénovation.
Mais est-ce vraiment aussi simple ? Entre tradition séculaire et exigences modernes de sécurité, le drame soulève des questions profondes sur l’avenir d’une pratique qui fait la singularité de Hong Kong.
Un incendie d’une rare violence
Le feu a démarré dans la nuit et n’a été totalement maîtrisé qu’après quarante heures de lutte acharnée. Quarante heures pendant lesquelles les flammes ont littéralement dansé d’une tour à l’autre, transformant ce complexe résidentiel de 31 étages en torche géante. Les images tournées par les habitants depuis les immeubles voisins sont terrifiantes : des gerbes de feu jaillissant des façades, des bouts de bambou incandescent tombant comme une pluie mortelle.
Très rapidement, les autorités ont pointé du doigt les échafaudages en bambou qui quadrillaient les bâtiments en travaux. Le gouvernement a même annoncé vouloir accélérer leur remplacement par des structures métalliques. Une décision qui, sur le papier, paraît évidente… mais qui suscite déjà une vive polémique.
Pourquoi Hong Kong reste-t-il fidèle au bambou ?
Dans presque toutes les grandes métropoles du monde, les échafaudages sont en acier ou en aluminium. À Hong Kong, pourtant, le bambou règne encore en maître. On estime qu’il représente encore près de 80 % des structures temporaires sur les chantiers, qu’il s’agisse de gratte-ciel neufs ou de rénovations.
Ce n’est pas par nostalgie. Le bambou présente des avantages concrets : léger, flexible, résistant à la traction, il se plie aux formes les plus complexes dans une ville où chaque mètre carré compte. Un ouvrier expérimenté peut le monter ou le démonter en un temps record, même dans des ruelles étroites inaccessibles aux grues. Et surtout, il vient directement de Chine continentale à très bas coût.
Les maîtres-bambous, comme on les appelle ici, sont de véritables artistes. Voir un échafaudage se dresser en quelques jours autour d’une tour de cinquante étages relève presque de la performance.
Comment le feu s’est-il propagé si vite ?
Les premières constatations officielles sont éclairantes. Le sinistre aurait débuté sur un filet de protection, dans les étages inférieurs. Les flammes ont ensuite atteint des panneaux de mousse isolante collés sur les vitrages – un matériau extrêmement inflammable utilisé pour protéger les fenêtres pendant les travaux.
La chaleur a fait exploser les vitres. Le feu a alors pu pénétrer à l’intérieur des appartements tout en continuant à grimper le long de la façade. C’est à ce moment que les échafaudages en bambou entrent en scène : chauffés à blanc, les tronçons se sont brisés, projetant des morceaux enflammés plusieurs dizaines de mètres plus bas ou plus haut, créant de nouveaux foyers.
« La bambou, ou plutôt l’ensemble de l’échafaudage, était en feu. Ce n’est pas le seul facteur, mais c’est très probablement un élément contributif »
Anwar Orabi, ingénieur civil spécialiste de la sécurité incendie
Le bambou brûle, c’est une évidence. Mais il possède aussi une résistance naturelle au feu supérieure à ce que beaucoup imaginent. Des tests montrent qu’une tige épaisse peut tenir plusieurs minutes avant de céder. Dans le cas de Wang Fuk Court, la durée exceptionnelle de l’incendie – quarante heures – a fini par avoir raison de la plupart des structures.
Le bambou, bouc émissaire commode ?
De nombreux experts locaux refusent de faire du bambou le seul responsable. Pour eux, d’autres facteurs ont joué un rôle au moins aussi déterminant.
- Les panneaux de mousse hautement inflammables fixés sur les façades
- La rénovation simultanée des huit tours, créant un réseau continu de combustible
- Les filets de protection qui, même avec des échafaudages métalliques, auraient canalisé les flammes vers le haut
- Une possible sous-estimation du risque incendie lors de la planification des travaux
Un professeur d’ingénierie de l’Université polytechnique de Hong Kong le résume ainsi : si les tours avaient été rénovées une par une, le feu n’aurait probablement pas pu sauter d’un bâtiment à l’autre avec une telle facilité.
Sur les réseaux sociaux, la colère gronde. Beaucoup d’habitants voient dans les critiques contre le bambou une attaque contre l’identité même de Hong Kong. Des photos circulent montrant des portions d’échafaudages encore debout après deux jours de brasier, comme pour prouver leur résistance.
« Faire des échafaudages en bambou la principale explication du feu, c’est au fond incriminer ce qui est étranger et exotique »
Leung Kai-chi, chercheuse en études hongkongaises
Vers la fin d’une tradition ?
Le gouvernement a annoncé vouloir accélérer la transition vers le métal. Mais dans les faits, cela prendra du temps. Former des ouvriers aux nouvelles techniques, importer massivement des structures acier, revoir les normes : tout cela a un coût.
Et puis il y a la question culturelle. Le bambou fait partie du paysage urbain depuis des décennies. Il symbolise l’ingéniosité, la rapidité, l’adaptabilité d’une ville qui s’est construite à la verticale dans des conditions souvent extrêmes.
Des voix s’élèvent pour demander non pas la disparition pure et simple du bambou, mais une évolution : traiter les tiges avec des retardateurs de flammes, imposer des filets ignifugés, mieux séparer les zones de travaux. Des solutions qui permettraient de conserver les avantages tout en réduisant drastiquement les risques.
Ce que ce drame nous enseigne
Au-delà du débat bambou contre métal, l’incendie de Wang Fuk Court met cruellement en lumière les dangers liés à la rénovation de vieux immeubles dans une des villes les plus densément peuplées du monde.
Des tours construites dans les années 80-90, des matériaux d’isolation parfois douteux, des travaux menés tambour battant pour ne pas déranger trop longtemps les habitants : tout cela forme un cocktail explosif quand le feu se déclare.
Ce drame doit pousser Hong Kong – et d’autres métropoles asiatiques – à repenser entièrement la sécurité incendie dans les immeubles en rénovation. Car demain, d’autres tours seront enveloppées d’échafaudages, en bambou ou en métal. Et personne ne veut revivre l’horreur de ces quarante heures de flammes.
En attendant les conclusions définitives de l’enquête, une chose est sûre : ce terrible incendie marquera un tournant. Reste à savoir s’il signera la fin d’une tradition ou, au contraire, l’occasion de la rendre plus sûre pour les générations futures.









