Imaginez un petit pays d’à peine deux millions d’habitants où des 4×4 flambant neufs sillonnent des routes défoncées, où des villas sortent de terre sans que personne ne sache vraiment d’où vient l’argent. En Guinée-Bissau, ces signes ostentatoires ne trompent plus personne : ils sentent la poudre blanche.
Mercredi dernier, l’armée a pris le pouvoir en quelques heures. Le motif officiellement avancé ? Empêcher un prétendu complot ourdi par des « barons nationaux de la drogue » qui auraient introduit des armes pour renverser l’ordre constitutionnel. Derrière cette justification, une réalité bien plus sombre : le trafic de cocaïne est devenu le véritable moteur de la politique bissau-guinéenne.
Un narco-État en pleine lumière
Depuis son indépendance en 1974, la Guinée-Bissau enchaîne les coups d’État et les crises. Mais jamais le lien entre narcotrafic et instabilité n’avait été aussi flagrant. Le pays est devenu une plaque tournante majeure de la cocaïne entre l’Amérique latine et l’Europe.
Des tonnes transitent chaque année par ses côtes découpées, ses îles inhabitées et ses pistes d’atterrissage clandestines. Les experts parlent parfois, sans exagération, d’un État où l’économie parallèle de la drogue pèse plus lourd que l’économie légale.
Des richesses qui ne s’expliquent pas
À Bissau, tout le monde connaît la règle non dite : quand un haut fonctionnaire ou un officier s’offre soudain un Hummer dernier cri ou une résidence avec piscine, inutile de chercher un héritage ou une promotion. L’argent vient souvent d’ailleurs.
Cette opulence criante tranche avec la misère ambiante. Plus d’un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le salaire moyen tourne autour de 50 euros par mois. Pourtant, certains quartiers affichent des façades dignes de Miami.
Ces dernières années, les plus prudents ont appris la discrétion. Fini le temps où les Colombiens paradaient en Hummer dans les rues de la capitale. La coopération policière renforcée avec le Brésil, les États-Unis et l’Europe a forcé tout le monde à plus de retenue.
L’économie de la cocaïne, pilier invisible du pouvoir
Le marché n’a jamais été aussi lucratif. Les observateurs spécialisés notent une véritable explosion du volume ces dernières années. Les cartels sud-américains ont trouvé en Guinée-Bissau le maillon faible parfait : un État fragile, une corruption généralisée et des forces de sécurité souvent complices.
Le schéma est rodé. Des « éclaireurs » préviennent les contacts locaux de l’arrivée d’un bateau ou d’un avion. Des escortes armées assurent ensuite la sécurité jusqu’aux entrepôts. Une partie de la marchandise repart rapidement vers le Sénégal, le Mali ou le Maroc. Le reste irrigue le marché local et finance les campagnes politiques.
« L’économie de la cocaïne est inextricablement liée au système politique machiavélique de ce petit État. »
Car oui, les campagnes électorales coûtent cher. Et quand les caisses de l’État sont vides, l’argent de la drogue tombe à pic. Des 4×4 flambant neufs apparaissent comme par magie dans les convois des candidats. Personne ne pose vraiment de questions.
Des personnalités intouchables… jusqu’à quand ?
Certains noms reviennent régulièrement. Le fils d’un ancien président a été condamné aux États-Unis pour trafic d’héroïne. Un ancien chef d’état-major, recherché par la justice américaine pour ses liens présumés avec les FARC colombiennes, vivait tranquillement à Bissau jusqu’à récemment.
Le président renversé mercredi avait d’ailleurs publiquement refusé de l’extrader il y a quelques années. Une décision qui, avec le recul, prend une tout autre saveur.
Mais la roue tourne. Quatre trafiquants latino-américains condamnés localement ont été discrètement remis à la DEA au printemps dernier. Un signe que la pression internationale commence à porter ses fruits, même si elle reste très inégale.
Un coup d’État aux relents de règlement de comptes
Le timing du putsch ne doit rien au hasard. Il intervient alors que les résultats des élections présidentielle et législatives du 23 novembre étaient attendus. L’armée affirme avoir agi pour « rétablir l’ordre » face à une menace imminente.
Difficile de savoir si le complot évoqué était réel ou prétexte. Ce qui est certain, c’est que le contrôle des flux de drogue représente un enjeu colossal. Celui qui tient les rênes du pouvoir tient aussi, indirectement, une partie des robinets de l’argent sale.
Dans ce contexte, chaque transition politique ressemble à une redistribution des cartes. Les militaires putschistes d’aujourd’hui étaient parfois les protecteurs des trafiquants hier. Rien ne garantit qu’ils couperont vraiment les ponts avec cet argent facile.
L’Afrique de l’Ouest, couloir de la honte
La Guinée-Bissau n’est pas un cas isolé. Toute la région ouest-africaine est devenue une zone de transit privilégiée. La cocaïne arrive par mer, repart par terre vers le Maghreb puis l’Europe. Les quantités saisies ne représentent qu’une fraction du flux réel.
En Guinée voisine et en Sierra Leone, on observe désormais une explosion de la consommation locale de dérivés bon marché : crack, kush et autres cannabinoïdes de synthèse ravagent les jeunesses. Le serpent se mord la queue.
Face à ce fléau continental, les réponses restent timides. Les moyens manquent, la volonté politique aussi. Tant que la pauvreté sera aussi extrême et la corruption aussi rentable, le trafic prospérera.
Vers une sortie de crise possible ?
Au moment où ces lignes sont écrites, le pays est à nouveau sous contrôle militaire. Les frontières sont fermées, le président déchu assigné à résidence. La communauté internationale condamne mollement, comme à chaque fois.
Mais cette fois, quelque chose a changé. La justification même du coup – la lutte contre les narco-barons – pourrait contraindre les nouvelles autorités à agir. Sous pression internationale, elles pourraient être forcées de nettoyer les écuries d’Augias.
Rien n’est moins sûr. L’histoire bissau-guinéenne est faite de promesses jamais tenues et de cycles infernaux. Mais pour la première fois, le mot « narco-État » est prononcé ouvertement, y compris par ceux qui prennent le pouvoir.
C’est peut-être le début d’une prise de conscience. Ou simplement le énième chapitre d’une tragédie sans fin. L’avenir proche nous le dira. En attendant, à Bissau, les Hummer roulent toujours la nuit, tous phares éteints.
À lire absolument : Ce coup d’État n’est pas un événement isolé. Il révèle l’ampleur prise par le narcotrafic dans les fragilités étatiques ouest-africaines. Un sujet qui concerne bien au-delà des frontières de la Guinée-Bissau.









