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Service Militaire et Intégration : l’Échec Oublié des Années 80

Dans les années 80, l’État français a cru que le service militaire allait intégrer les jeunes issus de l’immigration. Les rapports internes sont formels : ça n’a pas marché. Pourquoi cette idée revient-elle sans cesse alors que l’échec est documenté depuis quarante ans ?

Imaginez la scène : nous sommes en 1985, dans une caserne quelque part en France. Des appelés venus de tous les horizons se retrouvent côte à côte, certains fils de mineurs lorrains, d’autres enfants d’immigrés maghrébins tout juste arrivés en métropole. L’idée semblait belle sur le papier : le service militaire obligatoire allait enfin créer ce creuset républicain dont rêvaient les dirigeants. Quarante ans plus tard, une historienne spécialisée dans les questions de défense remet les pendules à l’heure : les rapports de l’époque sont unanimes, ça n’a pas fonctioné.

Une ambition affichée dès les années 80

Dès le milieu des années 80, les autorités constatent une montée des tensions dans certains quartiers. L’école peine à transmettre les valeurs communes, les incidents se multiplient. L’idée germe alors : pourquoi ne pas confier à l’armée la mission que l’Éducation nationale ne parvient plus à remplir ? Le service militaire, obligatoire pour tous les garçons jusqu’en 1996, devient soudain un outil d’intégration massive.

Les discours officiels sont clairs. On parle de « brassage républicain », de « mélange des classes et des origines », de « discipline salutaire ». On promet que douze mois sous les drapeaux suffiront à transformer des jeunes parfois en rupture scolaire ou familiale en citoyens responsables, parlant un français impeccable et respectueux des institutions.

Ce que disaient vraiment les rapports internes

Mais derrière les déclarations d’intention, la réalité est toute autre. Les comptes-rendus des officiers, les études sociologiques réalisées à l’époque, tout concorde : l’expérience tourne court. Les jeunes issus de l’immigration récente, souvent placés dans des unités où ils sont minoritaires, se retrouvent isolés linguistiquement et culturellement. Beaucoup ne parlent pas encore assez bien le français pour suivre les consignes complexes.

Les gradés, mal formés à ces nouvelles réalités, réagissent parfois avec brutalité ou incompréhension. Les sanctions pleuvent, perçues comme injustes. Loin de créer du lien, le service militaire accentue le sentiment d’exclusion. Certains rapports parlent même de « ghettoïsation à l’intérieur même des casernes ».

« L’ambition de confier l’intégration des jeunes issus de l’immigration au service militaire a été un échec patent »,

Bénédicte Chéron, historienne

Les raisons profondes d’un raté

Plusieurs facteurs expliquent cet échec. D’abord, le décalage culturel était immense. Beaucoup de ces jeunes arrivaient avec des références familiales, religieuses ou sociales totalement étrangères au modèle militaire français laïc et rigide. Ensuite, la durée : douze mois, c’est à la fois trop long pour créer un choc positif et trop court pour modifier durablement des parcours déjà compliqués.

Enfin et surtout, l’armée n’avait ni les moyens ni la vocation de faire du travail social. Les cadres, formés au commandement et à la guerre, n’étaient pas éducateurs spécialisés. On leur demandait de résoudre en un an ce que l’école et la société n’avaient pas su faire en quinze.

Le résultat ? Des désertions en hausse, des incidents disciplinaires à répétition, et surtout un ressentiment durable chez ceux qui en sont sortis avec le sentiment d’avoir été maltraités plutôt qu’intégrés.

Et pourtant l’idée resurgit sans cesse

Ce qui frappe, c’est la mémoire courte. Régulièrement, des responsables politiques ressortent la même recette miracle : rétablir un service militaire ou un service national pour « remettre les jeunes dans le droit chemin ». On l’a vu après les émeutes de 2005, après chaque vague d’attentats, après chaque pic de délinquance juvénile.

Certains proposent même de l’imposer spécifiquement aux mineurs délinquants récidivistes. Comme si l’échec des années 80 n’avait jamais existé. Comme si les milliers de pages de rapports classés dans les archives militaires n’avaient jamais été rédigées.

Le paradoxe français : on sait depuis quarante ans que l’armée n’est pas un outil d’intégration magique, mais on continue de le présenter comme tel dès que la question de la cohésion nationale resurgit.

L’exemple suédois : quand la réalité rattrape la nostalgie

En 2017, la Suède a rétabli une forme de conscription, mais pour des raisons géostratégiques claires : la menace russe. Pas pour intégrer des populations immigrées. Les autorités suédoises ont d’ailleurs été très prudentes : sélection rigoureuse des appelés, durée courte, encadrement psychologique renforcé. Et surtout, aucune illusion sur la capacité de l’armée à résoudre les problèmes sociaux.

Le Maroc, lui, a rétabli le service militaire en 2018. Mais là encore, les motivations sont avant tout politiques et identitaires : rappeler aux jeunes binationaux nés en Europe qu’ils restent marocains avant tout. L’intégration à la société française n’est évidemment pas l’objectif.

Ce que disent les Français eux-mêmes

Un sondage réalisé il y a quelques années montrait que 62 % des Français regrettaient la suppression du service militaire. Mais quand on creuse, ce regret est surtout nostalgique : on se souvient des copains, des anecdotes, du rite de passage. Rarement du brassage social réel, qui était déjà limité à l’époque où la population était bien plus homogène.

Aujourd’hui, avec une société infiniment plus diverse, vouloir recréer artificiellement ce qui fonctionnait à peine dans les années 70 relève de l’illusion dangereuse.

L’armée n’est pas une baguette magique

Comme le disait un chroniqueur connu : l’armée ne peut pas, à elle seule, corriger les renoncements successifs de l’école, de la famille, de la justice et de la politique elle-même. Vouloir lui faire porter cette mission, c’est d’abord reconnaître l’échec de toutes les autres institutions.

Et c’est surtout oublier que l’armée a une vocation : défendre le pays. Pas faire office de dérivatif à l’impuissance politique.

Les rapports des années 80 sont là, archivés, disponibles. Ils racontent la même histoire : bonne intention, mauvais résultat. Quarante ans plus tard, il serait peut-être temps de les lire avant de ressortir la même solution toute faite.

Parce que refaire la même erreur en espérant un résultat différent, ça a un nom : de la folie.

Idée reçue Réalité documentée
Le service militaire intègre naturellement Échec constaté dès les années 80 avec l’immigration récente
La discipline militaire suffit Sans maîtrise du français et sans encadrement adapté, effet contre-productif
C’était mieux avant Même avant, le brassage social restait limité

La question de l’intégration reste entière. Mais elle ne se réglera ni dans les casernes, ni par des mesures spectaculaires. Elle demande un travail de longue haleine : école, famille, emploi, logement, sécurité. Tout ce qu’on a laissé se dégrader pendant des décennies.

Avant de ressortir le service militaire comme solution miracle, relisons donc les rapports des années 80. Ils nous disent déjà tout. Et ils nous évitent de refaire, une fois de plus, la même erreur.

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