Le 24 novembre 2021, à l’aube, la Manche est devenue un cimetière. Trente-et-une personnes – des hommes, des femmes, des adolescents, une petite fille de sept ans – ont disparu dans les eaux glacées, à la frontière invisible entre la France et le Royaume-Uni. Ce drame reste, quatre ans plus tard, le naufrage le plus meurtrier jamais enregistré dans ce détroit.
Aujourd’hui, la justice française se prépare peut-être à écrire un nouveau chapitre de cette tragédie : le parquet de Paris vient de requérir le renvoi devant un tribunal correctionnel de quatorze hommes soupçonnés d’avoir organisé ou facilité cette traversée mortelle.
Vers un procès historique pour les réseaux de passeurs
Cette décision, confirmée par une source proche du dossier, marque une étape importante. Pour la première fois en France, des membres présumés de réseaux de passeurs pourraient être jugés pour homicides involontaires après un naufrage aussi massif dans la Manche.
Les quatorze mis en cause, âgés de 24 à 45 ans, sont majoritairement originaires d’Afghanistan et d’Irak. Le parquet leur reproche d’avoir participé, à différents niveaux, à des organisations criminelles qui coopéraient pour maximiser leurs profits sur le dos de migrants en situation irrégulière rêvant d’Angleterre.
Deux filières communautaires distinctes
L’enquête a permis de démanteler deux réseaux bien structurés :
- Une filière afghane
- Une filière irako-kurde
Ces deux groupes fonctionnaient de manière parallèle, parfois en concurrence, mais partageaient le même objectif : faire traverser le maximum de personnes, le plus rapidement possible, et au prix le plus élevé.
Parmi les rôles identifiés, on trouve des organisateurs de traversées, des chauffeurs chargés d’acheminer les migrants jusqu’à la côte, des logeurs qui les hébergeaient dans des conditions précaires, et même des intermédiaires chargés de collecter l’argent.
« Cette catastrophe est la conséquence de multiples défaillances matérielles et humaines, engendrées par des individus mus uniquement par l’appât du gain. »
Parquet de Paris
Un bateau totalement inadapté à la traversée
Le bateau utilisé cette nuit-là était, selon les termes du parquet, un small boat de piètre qualité : non homologué, inapte à la navigation en haute mer, surchargé, et sans gilets de sauvetage adaptés.
Les enquêteurs ont reconstitué les faits avec précision. Les migrants, partis du camp surnommé « la jungle » de Grande-Synthe, avaient payé des sommes exorbitantes – plusieurs milliers d’euros par personne – pour embarquer à bord de cette embarcation de fortune.
Résultat : dès les premières heures de la traversée, le bateau a commencé à prendre l’eau. Les appels à l’aide lancés par les passagers n’ont pas permis un sauvetage suffisamment rapide. Quand les secours sont enfin arrivés, il était déjà trop tard pour la grande majorité d’entre eux.
Le bilan humain, insoutenable
Les corps retrouvés racontent l’horreur :
- 17 hommes
- 7 femmes
- 2 adolescents
- 1 petite fille de 7 ans
À ces victimes identifiées s’ajoutent trois Irakiens et un Égyptien probablement disparus dans le naufrage. Seuls deux survivants ont été retrouvés : un Somalien et un Irakien.
La plupart des victimes venaient d’Afghanistan ou de la zone kurde d’Irak, des régions ravagées par les conflits et l’instabilité. Ils fuyaient la guerre, la misère, les persécutions, avec l’espoir d’une vie meilleure outre-Manche.
Où en sont les mis en cause aujourd’hui ?
Sur les quatorze hommes visés par le réquisitoire du parquet :
- 11 sont sous contrôle judiciaire en France
- 1 est toujours en détention provisoire (arrêté à la mi-2024)
- 2 pourraient échapper à la justice française
Et pas n’importe lesquels : les deux principaux chefs présumés de chaque réseau. L’Afghan est en fuite. L’Irako-kurde a été remis à la justice de son pays d’origine. Leur absence risque de peser lourdement sur la tenue d’un procès complet.
Un volet militaire sensible séparé
Pour des raisons procédurales, l’enquête sur les passeurs a été détachée d’un autre dossier, particulièrement explosif : celui concernant au moins sept militaires français mis en examen pour non-assistance à personne en danger.
Ce second volet reste en instruction. Il porte sur la gestion des appels de détresse cette nuit-là et sur les éventuels retards ou dysfonctionnements dans la chaîne de sauvetage.
Un phénomène qui ne faiblit pas
Le drame de novembre 2021 n’a malheureusement pas été un électrochoc. Depuis 2018, les traversées clandestines de la Manche en petites embarcations se sont multipliées, malgré les renforts policiers et les accords bilatéraux franco-britanniques.
En 2025, au moins 27 migrants ont déjà perdu la vie en tentant la traversée, selon un décompte réalisé à partir de sources officielles. Et ce chiffre ne tient pas compte des disparitions non confirmées.
Chaque année, des milliers de personnes continuent de risquer leur vie sur ces embarcations de fortune, poussées par le désespoir et attirées par des passeurs toujours plus organisés.
Que faut-il attendre de ce futur procès ?
La décision finale appartient désormais au juge d’instruction. S’il suit les réquisitions du parquet, un procès pourrait s’ouvrir dans les mois ou années à venir.
Mais plusieurs questions demeurent :
- Les principaux organisateurs seront-ils jugés par contumace ?
- La justice parviendra-t-elle à établir clairement la chaîne des responsabilités ?
- Ce procès servira-t-il de précédent pour les affaires similaires à venir ?
Quatre ans après la tragédie, les familles des victimes attendent toujours que justice soit rendue. Ce futur procès, s’il a lieu, pourrait être une première réponse. Mais il ne ramènera pas les 31 disparus de cette nuit de novembre.
La Manche reste un miroir cruel de nos échecs collectifs face à la détresse migratoire. Et tant que les routes légales resteront fermées, d’autres embarcations prendront la mer. Avec ou sans gilets de sauvetage.









