Le 25 janvier 2023, la petite ville andalouse d’Algeciras basculait dans l’effroi en quelques minutes. Un homme armé d’une machette de grande taille semait la terreur dans les rues avant de s’attaquer à deux églises, tuant un sacristain et blessant grièvement un prêtre. Deux ans plus tard, le verdict est tombé : l’auteur des faits est acquitté pour raison de folie. Retour sur une affaire qui interroge la frontière entre terrorisme et maladie mentale.
Une décision qui bouleverse
Vendredi, l’Audience nationale, juridiction espagnole spécialisée dans les dossiers terroristes, a rendu une sentence inattendue. Yassine Kanjaa, Marocain de 27 ans à l’époque des faits, n’ira pas en prison. Les juges ont reconnu une exemption complète de responsabilité pénale pour altération psychiatrique et ont ordonné son internement dans un centre psychiatrique pénitentiaire pour une durée maximale de trente ans.
Autrement dit : il est considéré comme pénalement irresponsable, mais reste jugé extrêmement dangereux pour la société.
Que s’est-il passé ce 25 janvier 2023 ?
Vers 19 heures, Yassine Kanjaa commence son parcours meurtrier dans les rues d’Algeciras. Il frappe d’abord un jeune étudiant de vingt ans avec sa machette, le blessant sans le tuer. Il poursuit son chemin, entre dans l’église San Isidro en pleine messe et porte un coup violent au cou du prêtre qui officie. Grièvement blessé, le religieux survivra.
Puis l’agresseur se dirige vers l’église Nuestra Señora de La Palma. Il poursuit le sacristain, Diego Valencia, qui tente de fuir dans la chapelle, et lui assène de multiples coups à la tête et au cou. Le sacristain décède sur place. Kanjaa tente ensuite d’entrer dans une troisième église, mais la porte est fermée. La police l’interpelle quelques instants plus tard, encore armé.
« L’accusé n’a pas conscience des délits commis ni ne montre de repentir »
Extrait du communiqué de l’Audience nationale
Un profil à la croisée des chemins
Yassine Kanjaa était entré irrégulièrement en Espagne quelques mois plus tôt. Une procédure d’expulsion était en cours. Selon les enquêteurs, il avait adopté dans les mois précédant l’attaque une version très rigoriste de l’islam et montrait des signes évidents de radicalisation. Des vidéos de prédicateurs extrémistes avaient été retrouvées sur son téléphone, ainsi que des recherches sur le jihad.
Mais parallèlement, son entourage et les premiers psychiatres qui l’ont examiné décrivent un homme en pleine décompensation psychotique : propos incohérents, croyances délirantes, hallucinations. Les experts judiciaires finiront par trancher en faveur d’un diagnostic lourd.
Le diagnostic qui change tout
Les magistrats ont retenu l’existence d’un tableau de filiation schizophrénique avec décompensation psychotique aiguë accompagnée d’une désorganisation affective et comportementale profonde. En langage clair : au moment des faits, Yassine Kanjaa n’avait plus aucune capacité de comprendre la portée de ses actes ni de contrôler ses impulsions.
Ses facultés volitives et cognitives étaient, selon les termes du tribunal, « annihilées . L’article 20 du Code pénal espagnol prévoit dans ce cas une exemption totale de responsabilité. Peu importe l’horreur des faits : si la personne était folle au sens juridique, elle ne peut être condamnée.
Conséquence directe : pas de peine de prison, mais une mesure de sûreté : l’internement en unité psychiatrique sécurisée, renouvelable tant que la dangerosité persiste (jusqu’à 30 ans maximum).
Le parquet voulait 50 ans de prison
Le ministère public, lui, défendait une tout autre lecture. Oui, l’accusé présentait des troubles psychotiques, mais ceux-ci n’auraient pas totalement aboli son discernement. Pour les procureurs, la radicalisation était réelle et les actes répondaient à une intention terroriste claire : semer la peur au nom d’une idéologie extrémiste.
Ils avaient requis :
- 25 ans pour assassinat terroriste (mort du sacristain)
- 20 ans pour tentative d’assassinat terroriste (contre le prêtre)
- 5 ans pour blessures terroristes (contre l’étudiant)
Soit un total de 50 ans, peine maximale envisageable en Espagne depuis la suppression de la prison à perpétuité compressible.
Pourquoi les juges n’ont pas suivi le parquet
Les trois magistrats ont considéré que les expertises psychiatriques étaient unanimes et solides. Même les experts mandatés par le parquet reconnaissaient une atteinte très sévère. Le tribunal a estimé qu’il n’était pas possible de retenir le caractère terroriste des faits dès lors que l’auteur n’était plus en mesure de former une intention criminelle cohérente.
En clair : on ne peut pas être à la fois totalement fou et parfaitement lucide dans un projet terroriste structuré.
Une dangerosité « élevée » reconnue
L’acquittement n’est pas une absolution. Le tribunal insiste lourdement sur le degré élevé de dangerosité de Yassine Kanjaa. Il ne manifeste aucun remords, aucune conscience du mal commis et continue, selon les psychiatres, de présenter un risque important de récidive en cas de sortie.
C’est pourquoi l’internement peut durer jusqu’à trente ans – durée exceptionnellement longue pour une mesure de sûreté psychiatrique en Espagne.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Yassine Kanjaa a été transféré dans l’un des deux grands centres psychiatriques pénitentiaires espagnols (Fontcalent à Alicante ou Séville). Il y sera soigné de force si nécessaire et réévalué régulièrement. Tous les deux ans environ, un tribunal pourra décidera de maintenir, alléger ou lever la mesure.
S’il recouvre un jour la raison et que la dangerosité disparaît, il pourrait théoriquement être libéré… et expulsé vers le Maroc, puisque l’ordre d’expulsion reste valide.
Une affaire qui pose des questions de société
Cette décision relance le débat sur le traitement des auteurs d’actes graves souffrant de troubles mentaux graves. Doit-on privilégier la logique sanitaire ou la réponse pénale ? La société est-elle suffisamment protégée par un internement psychiatrique ?
En Espagne comme en France, ces cas sont rares mais médiatisés (affaire Sarah Halimi, affaire Kobili Traoré) montrent à quel point la frontière entre folie et idéologie mortifère peut être ténue – et combien il est difficile de trancher avec certitude.
À Algeciras, les familles des victimes et la communauté catholique locale ont accueilli le verdict avec stupeur et colère. Beaucoup estiment que la qualification terroriste aurait dû être retenue malgré la maladie. D’autres, au contraire, saluent une décision courageuse qui refuse de stigmatiser la religion en imputant les faits à une pathologie avérée.
Quoi qu’il en soit, l’affaire Yassine Kanjaa restera comme l’un des dossiers les plus complexes de la justice antiterroriste espagnole récente. Elle nous rappelle cruellement que la folie peut parfois emprunter les habits de l’idéologie, et que protéger la société passe parfois par soigner plutôt que punir.
Mais pour combien de temps ? Trente ans, ou beaucoup moins ? L’avenir le dira.









