Le 26 avril 1937, le ciel de Guernica s’est embrasé. En quelques heures, cette petite ville basque est devenue le premier laboratoire mondial du bombardement aérien massif sur des civils. Près de quatre-vingt-dix ans plus tard, un président allemand foulait pour la première fois ce sol martyr.
Une première absolue dans l’histoire germano-espagnole
Ce vendredi, Frank-Walter Steinmeier a franchiné un seuil symbolique que aucun de ses prédécesseurs n’avait osé franchir. Accompagné du roi Felipe VI, le président allemand s’est recueilli dans le cimetière de Guernica, là où reposent les victimes du bombardement ordonné par la Légion Condor en 1937.
Ce déplacement marque un tournant. Jamais un chef d’État allemand en exercice ne s’était rendu physiquement dans cette ville devenue le synonyme universel des horreurs de la guerre totale contre les populations civiles.
Le poids d’un silence de près d’un siècle
Depuis 1937, les dirigeants allemands avaient soigneusement évité Guernica. Même Roman Herzog, qui en 1997 avait été le premier président à reconnaître officiellement la responsabilité allemande, avait fait lire son discours par l’ambassadeur. Sa présence physique aurait été jugée trop lourde, trop directe.
Frank-Walter Steinmeier a brisé ce tabou. Sa visite de trois jours en Espagne, débutée mercredi, a été construite autour de ce moment culminant à Guernica. Un choix délibéré qui dit beaucoup sur l’évolution de la mémoire allemande face à ses crimes passés.
« Guernica est un rappel, le rappel qu’il faut lutter pour la paix, la liberté et la préservation des droits de l’homme »
Frank-Walter Steinmeier, au Palais royal de Madrid
26 avril 1937 : quand Guernica est devenue un laboratoire
Ce jour-là restera comme l’un des plus noirs du XXe siècle. Une cinquantaine d’avions allemands de la Légion Condor se sont relayés pendant trois heures au-dessus de la petite ville basque. Trente tonnes de bombes, dont des incendiaires utilisées pour la première fois à grande échelle, ont été larguées.
Les Junkers-52 ont ouvert le bal, suivis par les Messerschmitt qui ont mitraillé les habitants fuyant les flammes. Guernica, qui comptait à peine 5 000 habitants ce jour-là (jour de marché), a été rayée de la carte. C’est la première fois dans l’histoire qu’une ville entière est détruite par des bombardements aériens.
Le bombardement en chiffres :
- 50 appareils engagés
- 3 vagues successives
- 30 tonnes de bombes larguées
- Utilisation massive de bombes incendiaires
- Mitraillage systématique des civils en fuite
- Guernica : première ville totalement détruite par l’aviation
Picasso et l’immortalisation d’une tragédie
Dès les premiers jours suivant le bombardement, Pablo Picasso, alors à Paris, commence à travailler sur ce qui deviendra son œuvre la plus célèbre. Commandée pour le pavillon espagnol de l’Exposition internationale de 1937, Guernica mesure 7,8 mètres de long sur 3,5 mètres de haut.
L’immense toile en noir, blanc et gris représente la souffrance, la brutalité et le chaos. Taureau, cheval agonisant, femmes hurlantes, membres arrachés : tout y est. Exposée au musée Reina Sofia de Madrid, elle reste l’un des plus puissants réquisitoires contre la guerre jamais créés.
Mercredi, Frank-Walter Steinmeier s’est longuement recueilli devant l’original. Quelques jours plus tôt, Volodymyr Zelensky avait fait le même geste, établissant un parallèle implicite entre 1937 et 2022.
La Légion Condor : l’élite nazie à l’entraînement
Officiellement, l’Allemagne hitlérienne n’était pas en guerre en 1937. Mais la Légion Condor, unité d’élite de la Luftwaffe, comptait déjà plusieurs milliers d’hommes en Espagne aux côtés des troupes franquistes.
Guernica a servi de terrain d’expérimentation. Les tactiques testées ce jour-là – bombardement en tapis, utilisation combinée d’explosifs et d’incendiaires, mitraillage des populations – seront reprises et perfectionnées pendant la Seconde Guerre mondiale, de Varsovie à Coventry.
Les historiens sont unanimes : sans Guernica, la Blitzkrieg aérienne n’aurait pas atteint le degré de perfection terrifiante qu’elle connaîtra à partir de 1939.
1997-2024 : l’évolution de la mémoire allemande
En 1997, Roman Herzog avait franchi un premier pas en reconnaissant officiellement la responsabilité allemande. Son message, lu en son absence, parlait déjà de « crime commis par des Allemands » et présentait des excuses au peuple espagnol.
Mais la présence physique manquait. Vingt-sept ans plus tard, Frank-Walter Steinmeier complète ce travail de mémoire. À Madrid d’abord, en qualifiant publiquement le bombardement de crime. À Guernica ensuite, en venant sur place avec le roi d’Espagne.
« À vous survivants de cette attaque, à vous témoins de l’horreur subie, j’adresse mon message du souvenir, de la solidarité et du deuil »
Roman Herzog, 1997
Un symbole toujours vivant
Dans le Pays basque, la mémoire de Guernica reste extrêmement vive. L’arbre de Guernica, symbole de liberté plusieurs fois centenaire, a survécu au bombardement. Le Musée de la Paix raconte l’histoire. Les habitants transmettent encore le récit de cette journée d’avril 1937.
La visite conjointe du président allemand et du roi d’Espagne au cimetière, puis au musée, a été suivie avec une grande émotion par la population locale. Pour beaucoup, c’était la reconnaissance tant attendue que leur souffrance n’avait pas été vaine.
Ce déplacement intervient dans un contexte particulier : quelques jours après le cinquantième anniversaire de la mort de Franco, dont l’héritage continue de diviser profondément l’Espagne. La question de la mémoire historique reste brûlante dans le pays.
Vers une réconciliation complète ?
La présence de Frank-Walter Steinmeier à Guernica clôt un chapitre. Elle montre que l’Allemagne assume désormais pleinement, et physiquement, sa responsabilité dans l’un des pires crimes de son histoire.
Pour l’Espagne, c’est aussi une forme de reconnaissance internationale de ses souffrances passées. Alors que le pays continue de débattre de son passé franquiste, ce geste allemand vient rappeler que la mémoire n’est pas seulement une affaire interne.
Guernica continue d’incarner, près d’un siècle plus tard, l’avertissement le plus puissant contre les illusions de la guerre. Comme l’a dit Steinmeier lui-même : c’est un rappel permanent qu’il faut lutter pour la paix et les droits humains.
Et quand un président allemand vient enfin s’incliner là où ses compatriotes ont semé la mort, c’est peut-être le signe que ce message commence, lentement mais sûrement, à être entendu.









