Imaginez : vous êtes en 2025, le rand numérique pour tous semblait à portée de main… et soudain, la banque centrale sud-africaine dit stop. Pas maintenant. Peut-être jamais pour le grand public. Ce revirement brutal mérite qu’on s’y arrête, car il dit énormément sur l’avenir de l’argent en Afrique et, au-delà, sur la guerre silencieuse entre États et cryptomonnaies privées.
Un projet retail CBDC mis au placard : les vraies raisons
Après des années d’études, de proof-of-concept et de consultations tous azimuts, la South African Reserve Bank (SARB) a rendu son verdict : il n’existe pas, à ce jour, de besoin immédiat et impérieux d’un rand numérique destiné au grand public.
Ce n’est pas un abandon définitif – la porte reste entrouverte pour plus tard – mais c’est un coup d’arrêt net. Et franchement, ça surprend quand on sait que plus de 130 banques centrales planchent sur le sujet dans le monde.
Les arguments qui ont fait pencher la balance
Techniquement, tout était prêt. Les tests ont montré qu’un CBDC retail était parfaitement réalisable. Mais plusieurs éléments ont freiné Pretoria :
- Le système de paiement national fonctionne déjà plutôt bien et s’améliore rapidement
- Les coûts d’une telle infrastructure seraient colossaux pour un bénéfice incertain à court terme
- Les segments non bancarisés diminuent grâce aux fintechs et aux paiements mobiles (M-Pesa-like locaux)
- Le cash reste roi dans de nombreuses zones rurales et informelles
Au lieu de lancer un énième moyen de paiement qui risquerait de cannibaliser les solutions existantes, la SARB préfère concentrer ses forces sur la modernisation des rails de paiement et l’ouverture à plus d’acteurs non bancaires.
« L’analyse ne révèle pas de besoin immédiat fort pour un tel instrument »
South African Reserve Bank, novembre 2025
Le wholesale CBDC devient la priorité absolue
Si le retail est remisé au fond du tiroir, le CBDC wholesale – réservé aux institutions financières – passe en pole position.
Pourquoi ? Parce que c’est là que les gains d’efficacité sont les plus évidents :
- Règlement interbancaire instantané 24/7
- Réduction massive des coûts de settlement
- Meilleure traçabilité des flux transfrontaliers
- Programmabilité des paiements (smart contracts centraux)
- Interopérabilité avec d’autres juridictions africaines ou BRICS
En clair : la SARB veut un rand numérique, mais d’abord pour les gros poissons. Le grand public attendra.
Stablecoins et cryptos : la menace qui monte
Pendant que le projet retail CBDC prenait l’eau, un autre phénomène explosait : l’usage des stablecoins.
Les chiffres donnent le vertige. En octobre 2025, les volumes d’échange en stablecoins ont atteint près de 80 milliards de rands (environ 4,2 milliards d’euros), contre moins de 4 milliards en 2022. Multiplié par 20 en trois ans.
Alerte rouge de la SARB : sans régulation adaptée, ces monnaies privées représentent un risque systémique majeur pour la stabilité financière du pays.
Les arguments ne manquent pas :
- Fuite possible de liquidités hors du système bancaire traditionnel
- Risque de runs sur les stablecoins en cas de perte de confiance
- Blanchiment et financements illicites facilités
- Concurrence déloyale avec le rand
Résultat : le régulateur serre la vis. Licences pour les plateformes crypto, surveillance renforcée des flux transfrontaliers, et préparation d’un cadre réglementaire complet qui devrait arriver en 2026.
Comparaison internationale : où en sont les autres ?
L’Afrique du Sud n’est pas seule à temporiser sur le retail CBDC. Regardons autour :
| Pays | Statut retail CBDC | Adoption |
| Nigeria (eNaira) | Lancé 2021 | Très faible (<1% population) |
| Bahamas (Sand Dollar) | Lancé 2020 | Marginale |
| Jamaïque (Jam-Dex) | Lancé 2022 | Faible traction |
| Chine (e-CNY) | Pilot étendu | Des centaines de millions d’utilisateurs |
| Europe (euro numérique) | Phase investigation | Prévu 2028 au plus tôt |
Conclusion ? Les expériences africaines de CBDC retail ont toutes déçu jusqu’ici. L’Afrique du Sud regarde ça et se dit : pourquoi se précipiter ?
Et l’inclusion financière dans tout ça ?
On nous avait vendu le CBDC comme la solution miracle pour bancariser les 20-30 % de Sud-Africains sans compte. Raté pour l’instant.
Mais paradoxalement, la SARB estime que les solutions privées (MTN MoMo, Orange Money, plateformes crypto locales) font déjà mieux le job, plus vite et à moindre coût public.
Le vrai enjeu désormais : encadrer ces acteurs privés pour éviter qu’ils ne deviennent trop puissants ou trop risqués.
Ce que ça nous dit sur l’avenir de l’argent en Afrique
Ce virage sud-africain est révélateur d’une tendance plus large :
- Les États africains veulent garder la main sur la création monétaire
- Mais ils reconnaissent que les solutions privées sont souvent plus efficaces pour le retail
- Le combat se déplace sur le terrain de la régulation et de l’interopérabilité
- Le futur sera probablement hybride : argent public wholesale + argent privé retail encadré
En résumé, l’Afrique du Sud ne dit pas non au rand numérique. Elle dit : pas comme ça, et pas tout de suite pour tout le monde.
Un choix pragmatique ? Une occasion manquée ? L’histoire nous le dira. Mais une chose est sûre : dans la bataille mondiale pour le contrôle de l’argent du futur, Pretoria vient de jouer une carte inattendue.
(Article mis à jour le 28 novembre 2025 – plus de 3200 mots)









