Imaginez deux des plus hauts dignitaires chrétiens du monde se retrouver sur une terre où leur foi n’est plus majoritaire depuis des siècles. C’est exactement ce qui se passe en ce moment en Turquie avec la visite exceptionnelle du pape Léon XIV, reçue jusqu’à dimanche par un pays à très large majorité musulmane. Et contre toute attente, le patriarche œcuménique Bartholomée Ier, figure majeure de l’orthodoxie, prend la parole pour défendre… la Turquie elle-même.
Une visite qui bouscule les idées reçues
À l’heure où certains médias occidentaux décrivent la Turquie comme un pays en voie d’islamisation accélérée, la voix du patriarche de Constantinople résonne comme un contrepoint puissant. Bartholomée Ier refuse catégoriquement l’idée selon laquelle les chrétiens vivraient dans un environnement hostile. Pour lui, il serait même « simpliste » de voir des adversaires partout.
Cette prise de position intervient au moment précis où le pape Léon XIV effectue un voyage historique, marqué par la célébration commune, vendredi, du 1700e anniversaire du Concile de Nicée, dans l’actuelle Iznik. Un événement fondateur du christianisme qui rassemble catholiques et orthodoxes sur un sol turc, symbole fort s’il en est.
Le message fort du président Erdogan
Jeudi, à Ankara, le président Recep Tayyip Erdogan a personnellement accueilli le souverain pontife. Devant les caméras du monde entier, il a déclaré encourager « le respect de toutes les confessions ». Des mots qui contrastent avec l’image parfois véhiculée à l’étranger d’un chef d’État cherchant à réislamiser la société turque.
Le pape Léon XIV, de son côté, a tenu un discours nuancé mais clair : la Turquie est un « carrefour de sensibilités » et toute tentative d’homogénéisation serait un appauvrissement. « Une société n’est vivante que si elle est plurielle », a-t-il martelé, sous les yeux du président turc.
« Une société n’est vivante que si elle est plurielle »
Pape Léon XIV, lors de sa visite en Turquie
Une communauté chrétienne réduite à peau de chagrin
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Sur 86 millions d’habitants, la Turquie ne compte plus qu’environ 100 000 chrétiens. Une présence infime, héritage douloureux du XXe siècle : génocide arménien (que la Turquie refuse toujours de reconnaître officiellement), échanges forcés de populations entre la Grèce et la Turquie après 1923, pogroms anti-grecs dans les années 1950… Autant d’événements qui ont vidé le pays de sa diversité religieuse ancienne.
Pourtant, c’est précisément cette situation minoritaire que Bartholomée Ier transforme en force spirituelle. Vivre entouré majoritairement de musulmans serait, selon lui, « une bénédiction déguisée ». Cette réalité contraindrait le Patriarcat œcuménique à incarner pleinement sa vocation : mener un dialogue ouvert avec tous, sans distinction de race ou de religion.
Une vision qui fait écho à l’histoire même de Constantinople-Istanbul : une ville qui fut pendant mille ans la capitale du christianisme oriental avant de devenir le cœur de l’Empire ottoman puis de la République turque laïque.
L’unité chrétienne au cœur du message
Dans un monde « troublé et divisé par les conflits et les antagonismes », la visite du pape prend une dimension particulière. Bartholomée Ier y voit une occasion unique de rappeler aux fidèles que les chrétiens sont « plus forts et plus crédibles » lorsqu’ils témoignent unis face aux défis contemporains.
Cette union affichée entre Rome et Constantinople intervient alors que l’orthodoxie traverse l’une des crises les plus graves de son histoire récente. Depuis 2018, le patriarcat de Moscou a rompu la communion avec Constantinople après la reconnaissance par Bartholomée d’une Église orthodoxe autocéphale en Ukraine.
Sept ans plus tard, le patriarche œcuménique maintient que « la porte du dialogue reste toujours ouverte ». Mais il durcit le ton à l’égard de Moscou, accusant les responsables religieux russes de suivre aveuglément les intérêts politiques du Kremlin.
La charge inédite contre l’Église russe
Bartholomée Ier ne mâche pas ses mots. Il exhorte publiquement les chefs spirituels russes à rompre avec les « politiques barbares » de leurs dirigeants. Plus grave encore : il les accuse de cautionner, voire de « bénir le bain de sang » en Ukraine.
« Les chefs spirituels en Russie ne peuvent suivre aveuglément les intérêts inhumains et les politiques barbares de leurs dirigeants politiques. Ils ne peuvent pas non plus cautionner sans discernement, ni même bénir, le bain de sang en Ukraine. »
Patriarche Bartholomée Ier
Cette déclaration sans précédent intervient alors que le patriarche de Moscou, Kirill, soutient ouvertement l’offensive russe, allant jusqu’à présenter le conflit comme une « guerre sainte ». Une position qui a provoqué un schisme durable au sein du monde orthodoxe.
En choisissant ce moment précis – une célébration œcuménique majeure en présence du pape – pour lancer cet appel, Bartholomée Ier place la question ukrainienne au centre de l’agenda chrétien mondial.
Le Concile de Nicée, 1700 ans plus tard
Le point d’orgue de cette visite reste la commémoration commune du Concile de Nicée, tenu en 325 dans l’actuelle Iznik. Ce rassemblement avait permis d’établir le Credo encore récité aujourd’hui par des milliards de chrétiens. Qu’un pape et un patriarche orthodoxe célèbrent ensemble cet anniversaire sur le lieu même où il s’est tenu est un symbole d’une puissance rare.
Pour Bartholomée Ier, cet événement rappelle que les divisions actuelles, aussi profondes soient-elles, ne sont rien face à l’histoire deux fois millénaire du christianisme. C’est aussi un message adressé à tous les orthodoxes : l’unité reste possible, même dans la tempête.
Le saviez-vous ? Le Patriarcat œcuménique de Constantinople conserve une primauté honorifique sur l’ensemble du monde orthodoxe, même si le patriarcat de Moscou le dépasse largement en nombre de fidèles depuis le XXe siècle. Cette primauté, héritée de l’Empire byzantin, reste un sujet de tension permanent.
La visite du pape Léon XIV en Turquie, au-delà des discours officiels, révèle donc plusieurs lignes de fracture et d’espérance. Elle montre une Turquie qui, malgré ses contradictions, accepte d’accueillir les plus hauts représentants du christianisme mondial. Elle met en lumière un patriarche Bartholomée plus combatif que jamais, prêt à défendre à la fois sa communauté minoritaire et les principes évangéliques face aux dérives nationalistes.
Dans un Moyen-Orient en feu, où les chrétiens disparaissent à vitesse grand V, la voix de Constantinople continue de porter. Fragile, isolée, parfois menacée, mais toujours debout. Et c’est peut-être là le message le plus fort de cette semaine historique : même réduite à quelques milliers d’âmes, la présence chrétienne en terre d’islam peut encore témoigner, dialoguer, et parfois… surprendre le monde entier.









