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Lituanie : Le Média Public LRT Menacé d’Ingérence Politique

En Lituanie, le Parlement vient de geler le budget de la radio-télévision publique LRT pour trois ans et s’apprête à faciliter le renvoi de sa directrice. Derrière cette réforme, un parti populiste accusé de vouloir mettre la main sur le dernier grand média indépendant du pays. L’Europe s’alarme, les journalistes se mobilisent… Mais jusqu’où ira cette offensive ?

Imaginez un pays aux portes de la Russie, où la désinformation circule à flux tendus et où la télévision publique reste l’une des dernières digues contre la propagande. Ce pays existe : c’est la Lituanie. Et aujourd’hui, cette digue est en train de céder sous les coups d’une coalition hétéroclite où trône un parti populiste controversé.

Jeudi dernier, le Seimas, le Parlement lituanien, a voté le gel du budget de la radio-télévision nationale LRT jusqu’en 2028. Une décision qui, sous couvert d’efforts budgétaires, pourrait bien signer le début d’une prise de contrôle politique sans précédent.

Un gel budgétaire qui sent la revanche politique

Concrètement, les crédits alloués à LRT ne progresseront plus en fonction des recettes fiscales comme c’était le cas jusqu’à présent. Ils seront bloqués au niveau de 2025, soit 79,6 millions d’euros au lieu des 88,2 millions initialement prévus pour 2026. Avec l’inflation prévue, cela équivaut à une coupe franche.

Pire : dès 2029, les taux de prélèvement seront abaissés durablement, passant de 1 % à 0,75 % des impôts sur le revenu et de 1,3 % à 0,8 % des droits d’accises. Un assèchement progressif et programmé.

Cette mesure n’est pas née d’un consensus tranquille. Elle a été portée à bout de bras par Remigijus Zemaitaitis, leader du parti Aube du Niémen, une formation populiste aux accents parfois sulfureux qui a réussi l’exploit d’entrer dans la coalition gouvernementale dirigée par la sociale-démocrate Ingrida Šimonytė… pardon, dans la réalité lituanienne actuelle, c’est la Première ministre sociale-démocrate Inga Ruginiene qui a intégré cette formation en 2024, provoquant un tollé national et international.

Un vote quasi unanime… sans l’opposition de droite

Le texte a été adopté à une écrasante majorité. Tous les partis de la coalition – sociaux-démocrates, paysans, verts, union des familles chrétiennes et évidemment Aube du Niémen – ont voté pour. L’opposition conservatrice, elle, a boycotté le scrutin, dénonçant une manœuvre purement politique.

Pour beaucoup d’observateurs, l’équation est simple : la Première ministre avait besoin des voix d’Aube du Niémen pour faire passer son budget général. En échange, elle a laissé le parti populiste imposer sa réforme contre LRT.

« Tous les secteurs ont fait des efforts », s’est justifiée Inga Ruginiene, mettant en avant les priorités sociales, salariales et de défense.

Mais pour les défenseurs de LRT, cet « effort » est ciblé et revêt une dimension profondément idéologique.

La seconde manche : faciliter le limogeage de la direction

Le plus explosif reste à venir. Une seconde loi, adoptée en première lecture le même jour, vise à changer les règles de révocation du directeur général de LRT.

Aujourd’hui, il faut les deux tiers des voix du conseil de surveillance (12 membres) pour démettre la directrice générale, Monika Garbačiauskaitė-Budrienė. Si la réforme passe, une majorité simple suffira. Et le vote se fera à bulletin secret.

Or ce conseil est composé de quatre membres nommés par le président de la République, quatre par le Parlement (deux par la majorité, deux par l’opposition) et quatre par la société civile. Autrement dit, les seuls représentants de la majorité actuelle pourraient suffire à faire tomber la direction.

Monika Garbačiauskaitė-Budrienė l’a dit sans détour sur les réseaux sociaux : ce n’est pas une affaire personnelle. « Il s’agit de la démocratie et de la liberté d’expression ».

L’Europe entière sonne l’alarme

Les réactions internationales n’ont pas tardé. Le Conseil de l’Europe a exprimé de vives inquiétudes quant aux « risques pesant sur l’indépendance » de LRT. Il rappelle que le financement lituanien des médias publics est déjà parmi les plus faibles de l’Union européenne rapporté au PIB.

L’Union Européenne de Radio-Télévision (UER) a écrit aux députés avant le vote. Son directeur général, Noel Curran, alerte sur des changements qui « risquent de saper l’autonomie et l’indépendance » du diffuseur lituanien.

L’International Press Institute et les syndicats de journalistes lituaniens ont, eux aussi, multiplié les prises de position. Une lettre a même été adressée à la Commission européenne pour dénoncer une tentative de prise de contrôle politique.

LRT, rempart stratégique contre la désinformation russe

Pourquoi tant d’émoi ? Parce que LRT n’est pas un média comme les autres en Lituanie. Dans un pays qui partage 227 kilomètres de frontière avec l’enclave russe de Kaliningrad et qui vit sous la menace permanente d’une agression hybride ou militaire, la radio-télévision publique joue un rôle stratégique.

Ses programmes en russe, ses enquêtes, ses décryptages sont une arme essentielle contre la propagande du Kremlin. Affaiblir LRT, c’est ouvrir une brèche dans le dispositif de résilience informationnelle du pays.

Un journaliste de la rédaction, contacté sous couvert d’anonymat, confiait : « Nous allons nous battre pour notre indépendance éditoriale. Si cette loi passe, les politiques pourront changer la direction à leur guise et, à terme, contrôler ce que nous diffusons ».

Un précédent dangereux dans les Pays baltes

Ce qui se joue à Vilnius dépasse largement les frontières lituaniennes. Lettonie et Estonie regardent avec inquiétude. Si un État membre de l’UE et de l’OTAN peut ainsi remettre en cause l’indépendance de son média public sans conséquence majeure, alors le modèle européen tout entier est fragilisé.

On se souvient des pressions subies par les médias publics polonais ou hongrois. Mais la Lituanie était jusqu’à présent perçue comme un îlot de stabilité démocratique dans la région. Ce vote pourrait marquer la fin de cette exception.

Que peut-il se passer maintenant ?

La réforme sur la révocation doit encore repasser en commission puis revenir en plénière. La Première ministre Inga Ruginiene a surpris en déclarant jeudi qu’elle jugeait « inacceptable » une majorité simple et qu’il faudrait au minimum « 50 % plus une voix ».

Un recul tactique ? Une tentative de sauver la face face à la bronca internationale ? Ou simplement une divergence réelle au sein de la coalition ? Difficile à dire.

Une chose est sûre : la mobilisation ne faiblit pas. Journalistes, société civile, partenaires européens… tous les regards sont tournés vers Vilnius. Car ce qui se joue là-bas n’est rien de moins que la survie d’un média public indépendant au cœur de l’Europe géopolitique la plus sensible.

Et quand un média public tombe sous contrôle politique aux portes de la Russie, ce n’est jamais une bonne nouvelle pour la démocratie.

En résumé : Gel budgétaire jusqu’en 2028, baisse structurelle à partir de 2029, facilitation du limogeage de la direction, vote à bulletin secret… Tous les ingrédients sont réunis pour une mise sous tutelle progressive de LRT. Et l’Europe, pour l’instant, regarde sans pouvoir agir directement.

La suite des événements dira si la Lituanie franchira ou non cette ligne rouge. Mais une chose est déjà acquise : le débat sur l’indépendance des médias publics vient de prendre une dimension baltique, européenne et géopolitique majeure.

À suivre, donc. De très près.

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