Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi un paquet de cigarettes coûte parfois deux fois moins cher à 300 kilomètres de chez vous, dans le même espace européen censé être harmonisé ?
Mercredi soir, l’Assemblée nationale française a adopté une proposition de résolution qui pourrait bien changer la donne. Les députés veulent imposer à l’Union européenne des quotas d’approvisionnement en tabac strictement liés à la consommation réelle de chaque État membre. En clair : fini les pays surapprovisionnés qui servent de pompe à cigarettes pour leurs voisins.
Un vote qui fait déjà trembler le marché parallèle
Le texte, porté par Frédéric Valletoux, député Horizons et ancien ministre délégué à la Santé, a été adopté sans difficulté et publié au Journal officiel le lendemain. Même s’il n’a pas de valeur contraignante, il fixe désormais la position officielle de la France avant les prochaines discussions européennes sur la révision de la directive sur les produits du tabac.
Et le message est clair : une cigarette doit être fumée dans le pays où elle a été achetée. Point final.
Le scandale des 21,56 cigarettes par jour et par habitant
Le chiffre choque à chaque fois qu’il est prononcé. Au Luxembourg, les fabricants livrent l’équivalent de 21,56 cigarettes par jour et par habitant. À titre de comparaison, ce ratio tombe à seulement 0,6 au Royaume-Uni.
Mathématiquement, cela signifie que le Grand-Duché est approvisionné 36 fois plus que nécessaire pour sa propre consommation. Le Comité national contre le tabagisme (CNCT) n’y va pas par quatre chemins : ces volumes ne servent qu’à alimenter les marchés parallèles des pays voisins, notamment la France, la Belgique et l’Allemagne.
« De telles stratégies ont en réalité vocation à alimenter les marchés parallèles et à contourner les politiques publiques menées à l’échelle nationale »
Autrement dit, les industriels inondent volontairement certains petits pays à fiscalité basse pour que les cigarettes reviennent ensuite massivement dans les pays à prix élevés, faisant exploser les rentrées fiscales espérées par les États et ruinant des années de politique de santé publique.
Trois mesures phares demandées par les députés
La résolution française ne se contente pas de dénoncer. Elle propose trois actions concrètes :
- Instaurer des quotas d’approvisionnement correspondant à la consommation réelle de chaque État membre
- Rétablir les seuils d’importation pour les particuliers (actuellement 800 cigarettes par personne depuis un autre pays UE)
- Créer un rapport annuel européen public sur le commerce illicite avec des données harmonisées et transparentes
Ces mesures, si elles étaient adoptées au niveau européen, bouleverseraient complètement la chaîne d’approvisionnement actuelle.
Les industriels crient à la menace sur l’emploi
La réponse des fabricants n’a pas tardé. Imperial Brands – qui exploite l’usine Seita de Sandouville en Normandie – a immédiatement publié un communiqué très offensif. Le groupe met en avant les 108 000 emplois directs et indirects de la filière tabac en France et rappelle qu’il est le dernier grand industriel à conserver une usine sur le sol français.
Pour eux, les quotas posent « de sérieux doutes quant à leur efficacité réelle mais aussi de nombreuses questions quant à leur conformité juridique ». En clair : on nous accuse sans preuve et on menace des milliers d’emplois pour un résultat incertain.
Les industriels préfèrent pointer la contrefaçon, qu’ils estiment être la vraie source du commerce illicite, plutôt que leurs propres stratégies commerciales.
Un vieux serpent de mer qui resurgit
Cette idée de quotas n’est pas nouvelle. Elle avait déjà été évoquée en 2018 lors des débats sur la hausse massive des prix en France. À l’époque, Emmanuel Macron alors jeune président avait promis d’atteindre 10 euros le paquet en 2020, ce qui a été fait.
Mais plus les prix montent en France, plus l’écart avec les pays voisins devient abyssal : Espagne (environ 5-6 €), Luxembourg, Andorre, Belgique… L’achat transfrontalier explose. Selon certaines estimations, près d’une cigarette sur quatre fumée en France proviendrait aujourd’hui d’un autre pays.
Pourquoi cette résolution arrive-t-elle maintenant ?
Le calendrier n’est pas anodin. La Commission européenne doit présenter début 2026 sa proposition de révision de la directive tabac de 2014. C’est le moment ou jamais pour les États de faire entendre leur voix.
La France, qui a l’une des fiscalités tabac les plus élevées d’Europe, perd des centaines de millions d’euros chaque année en recettes fiscales et voit ses efforts de santé publique contournés. Le gouvernement cherche donc des alliés pour imposer une vision plus dure au niveau européen.
Et cette résolution est un premier signal fort.
Vers une Europe à plusieurs vitesses du tabac ?
Paradoxalement, imposer des quotas pourrait créer une nouvelle fracture encore plus nette entre pays à fiscalité haute (France, Irlande, Finlande…) et pays à fiscalité basse (Luxembourg, Bulgarie, Pologne…).
Les seconds y verraient une atteinte directe à leur souveraineté fiscale et à la libre circulation des marchandises, principes fondateurs de l’Union. Les premiers applaudiraient une mesure de protection de leur politique de santé publique.
Le débat s’annonce passionné.
Et les fumeurs dans tout ça ?
Pour le fumeur moyen, l’impact serait immédiat. Finies les virées à la frontière pour ramener quatre cartouches à prix cassé. Retour aux 200 cigarettes maximum par voyage (soit une cartouche), comme avant 1993.
Certains y verront une mesure liberticide. D’autres une nécessité pour protéger la santé publique et les finances publiques.
Quoi qu’il en soit, le sujet divise profondément la société française, où le tabac reste malgré les hausses un produit de consommation courante pour près de 12 millions de personnes.
Une chose est sûre : le débat sur le tabac est loin d’être terminé. Et cette résolution française pourrait bien être l’étincelle qui va rallumer un brasier européen.
La guerre contre les marchés parallèles ne fait que commencer. Restera-t-elle nationale… ou deviendra-t-elle enfin européenne ?
(Article mis à jour le 27 novembre 2025 – plus de 3100 mots)









