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Bangalore : Licornes et Nids-de-Poule, le Paradoxe Indien

À Bangalore, on crée des licornes valorisées à des milliards… mais on met deux heures pour parcourir seize kilomètres sur des routes criblées de trous. Quand la troisième ville la plus embouteillée du monde fait fuir ses propres entrepreneurs, jusqu’où ira le chaos ?

Imaginez-vous au volant d’une berline dernier cri, moteur électrique silencieux, tablette géante à bord, et pourtant bloqué deux heures pour faire seize petits kilomètres. Bienvenue à Bangalore, la ville où l’on invente l’avenir de la tech mondiale… sur des routes qui semblent sorties d’un film post-apocalyptique.

Le paradoxe quotidien des génies du code

Chaque matin, des centaines de milliers d’ingénieurs parmi les plus brillants de la planète affrontent le même calvaire. RK Misra, cofondateur d’une start-up de mobilité valorisée à plusieurs dizaines de millions de dollars, avoue concentrer tous ses rendez-vous entre midi et 16 heures simplement pour éviter les heures de pointe. « La situation est devenue ingérable », confie-t-il, presque résigné.

Ce n’est pas une anecdote isolée. C’est le quotidien de la Silicon Valley indienne.

Des campus rutilants au milieu du chaos

Dans le quartier de l’Outer Ring Road, les pelouses sont impeccablement tondues, les immeubles de verre reflètent le soleil tropical et les noms des géants mondiaux s’alignent : Google, Microsoft, Goldman Sachs, Amazon. Plus d’un million de personnes y travaillent. Pourtant, dès qu’on quitte ces bulles climatisées, la réalité rattrape tout le monde.

Routes défoncées, nids-de-poule géants, poussière suffocante en saison sèche, inondations monstres dès la première goutte de mousson. Et quand l’été pousse le thermomètre vers 40-45 °C, l’eau potable vient parfois à manquer, même dans les quartiers huppés.

« Un investisseur étranger m’a demandé pourquoi les routes étaient dans cet état et pourquoi les ordures débordaient partout. Il pensait que le gouvernement ne soutenait pas les entrepreneurs. »

Kiran Mazumdar-Shaw, fondatrice de Biocon

Troisième ville la plus embouteillée au monde

Selon le classement TomTom, Bangalore occupe la peu enviable troisième marche du podium mondial des embouteillages, juste derrière Londres et Paris en intensité. Mais ici, ce n’est pas seulement une question de densité : c’est l’état des routes qui transforme chaque déplacement en épreuve.

En septembre dernier, le patron de la plateforme logistique BlackBuck, Rajesh Yabaji, a craqué publiquement. Il a annoncé le déménagement de son entreprise hors de la ville, expliquant que ses employés perdaient plus d’une heure et demie par trajet dans des conditions indignes. Son message a été partagé des dizaines de milliers de fois.

Et il n’est pas seul. De nombreuses sociétés commencent à étudier Hyderabad, Chennai ou même Pune comme alternatives crédibles.

Un gouvernement sur la défensive

Face à la bronca, le ministre en chef du Karnataka, Siddaramaiah, a promis monts et merveilles : fluidification du trafic, réparation massive des routes, vie plus facile pour les habitants. Son adjoint, DK Shivakumar, a préféré parler de « complot » tout en assurant que 1 000 nids-de-poule étaient rebouchés… chaque jour.

Réalité ou communication ? Sur le terrain, beaucoup restent sceptiques.

Ce que disent les chiffres officiels (ou ce qu’ils taisent)

  • Exportations de services IT du Karnataka : +300 % en dix ans (46 milliards de dollars en 2024)
  • Croissance démographique de Bangalore : +50 % depuis 2011
  • Longueur de routes réparées chaque année : données introuvables ou contradictoires
  • Niveau des nappes phréatiques : en chute libre dans 50 % de la ville

Une ville qui a grandi trop vite

Dans les années 1990, Bangalore comptait à peine 4 millions d’habitants et quelques centres d’appels. Trente ans plus tard, elle en abrite officiellement 13 millions (probablement plus). Les anciens se souviennent encore du temps où l’on pouvait traverser la ville à vélo en quarante minutes.

Aujourd’hui, TV Mohandas Pai, ex-directeur financier d’Infosys, oscille entre nostalgie et pragmatisme : « On ne peut pas vivre dans le passé. Mais nous payons le prix d’une croissance que personne n’a su anticiper ni accompagner. »

L’eau, le prochain point de rupture

L’été 2024 a été particulièrement cruel. Dans de nombreux quartiers, les camions-citernes ont remplacé les robinets. Les nappes phréatiques s’épuisent, les lacs historiques ont été bétonnés pour faire place à des immeubles ou des routes, et le changement climatique accentue le phénomène.

L’écologiste Harini Nagendra résume la situation sans détour : « Nous avons des inondations parce que l’eau de pluie n’a plus où aller, et des sécheresses parce qu’elle ne peut plus s’infiltrer. Nous avons tout simplement oublié que nous vivions dans une ville-jardin. »

Jusqu’où tiendra le miracle bangalorien ?

Pour l’instant, le talent continue d’affluer. Les salaires restent attractifs, les opportunités abondent, et beaucoup acceptent de payer ce prix pour faire partie de l’aventure. Mais la patience a des limites.

Les associations d’entreprises de l’Outer Ring Road tirent la sonnette d’alarme : sans investissements massifs et rapides dans les infrastructures, la fuite des cerveaux et des capitaux pourrait devenir irréversible.

Certains y voient même un symptôme plus large du modèle indien : excellent pour gérer la pauvreté, beaucoup moins équipé pour accompagner la prospérité.

« L’Inde sait gérer la pauvreté, pas la prospérité. »

TV Mohandas Pai

Alors, Bangalore restera-t-elle la capitale incontestée de la tech indienne ? Ou deviendra-t-elle le symbole d’une réussite qui s’est étouffée elle-même ? La réponse, dans les prochaines années, dira beaucoup sur la capacité du pays tout entier à transformer sa croissance économique en qualité de vie.

En attendant, chaque matin, des milliers de génies du code démarrent leur journée… en pestant contre les nids-de-poule.

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