Imaginez une mer semi-fermée, bordée par huit pays de l’OTAN et une seule puissance extérieure : la Russie. Une mer où les câbles sous-marins sont régulièrement sectionnés, où le GPS est brouillé et où l’espace aérien est violé presque chaque semaine. C’est dans ce théâtre stratégique ultra-sensible que la Pologne vient de prendre une décision qui pourrait bien changer la donne pour des décennies.
Mercredi, Varsovie a officiellement désigné le groupe suédois Saab comme vainqueur du programme Orka, son méga-contrat pour l’acquisition de nouveaux sous-marins. Une nouvelle qui a fait l’effet d’un coup de tonnerre, notamment en France où Naval Group était pourtant donné favori depuis des années.
Un choix qui dépasse la simple commande militaire
Quand un pays décide d’acheter des sous-marins, il ne s’agit jamais seulement d’acier et de torpilles. C’est avant tout une décision géopolitique majeure. Et dans le cas polonais, le message envoyé est limpide : face à la menace russe, Varsovie veut des capacités immédiatement opérationnelles, parfaitement adaptées aux eaux peu profondes de la Baltique et, surtout, proposées par un partenaire nordique qui partage exactement la même perception du danger.
Le ministre polonais de la Défense, Wladyslaw Kosiniak-Kamysz, n’a pas mâché ses mots : « L’offre suédoise était la seule qui répondait à toutes les attentes de la marine. » Une phrase lourde de sens quand on sait que six constructeurs mondiaux étaient en lice.
Pourquoi le A26 Blekinge a fait la différence
Le sous-marin A26 n’est pas le plus gros, ni le plus armé, ni le moins cher. Mais il possède un avantage décisif dans la Baltique : il a été conçu dès l’origine pour ce théâtre d’opérations très particulier.
Avec une profondeur moyenne de seulement 55 mètres – et parfois moins de 20 mètres dans certaines zones –, la mer Baltique est un cauchemar pour les grands submersibles océaniques. Le A26, lui, est compact, extrêmement discret et peut évoluer là où les autres seraient condamnés à rester en surface ou à racler le fond.
Ses caractéristiques techniques parlent d’elles-mêmes :
- Longueur : environ 65 mètres
- Déplacement : 2 000 tonnes en surface
- Propulsion anaérobie (AIP) permettant plusieurs semaines en plongée
- Système de combat dernière génération 9LV
- Capacité à tirer des torpilles lourdes et des missiles de croisière
- Niveau acoustique annoncé parmi les plus bas du monde
Mais le véritable argument massue, c’est l’adaptation parfaite aux conditions baltes : eaux saumâtres, fonds plats, trafic commercial intense, températures extrêmes en hiver. Les Suédois naviguent dans ces eaux depuis des décennies. Ils les connaissent par cœur.
Naval Group écarté : les raisons d’un échec français
Le Scorpène est pourtant une réussite commerciale incontestable. Brésil, Chili, Inde, Malaisie, Indonésie… la liste des clients est impressionnante. Alors pourquoi la Pologne a-t-elle dit non ?
Plusieurs éléments ont joué. D’abord, le calendrier. La Pologne veut son premier sous-marin en 2030 au plus tard. Or le Scorpène, bien que mature, aurait nécessité des adaptations importantes pour la Baltique – donc du temps supplémentaire.
Ensuite, la question du transfert de technologie et de l’autonomie. Varsovie souhaite à terme pouvoir entretenir, moderniser et peut-être même coproduire ses bâtiments. Saab a proposé un partenariat industriel très poussé, avec une partie de la production potentiellement réalisée en Pologne.
Enfin, il y a la dimension politique. Choisir un partenaire nordique membre de l’OTAN depuis mars 2024 (la Suède), qui partage la même analyse de la menace russe et qui n’a pas les mêmes contraintes diplomatiques que la France vis-à-vis de Moscou, cela pèse lourd dans la balance.
« Cela renforcera notre défense commune, notre sécurité et notre base industrielle de défense »
Pål Jonson, ministre suédois de la Défense
Un programme Orka sous très haute tension
Pour comprendre l’urgence polonaise, il faut se rappeler une statistique glaçante : la marine polonaise ne dispose aujourd’hui que d’un seul sous-marin opérationnel, le ORP Orzeł, un projet 877 soviétique livré en… 1986. Autant dire un dinosaure technologique.
Ce bâtiment de 2 400 tonnes, bien qu’entretenu avec soin, appartient à une autre ère. Ses systèmes sont obsolètes, ses pièces de rechange de plus en plus difficiles à trouver, et il ne peut tout simplement pas rivaliser avec les sous-marins russes modernes qui croisent dans la Baltique.
Le programme Orka prévoit donc l’acquisition de trois nouveaux bâtiments, avec une option pour un quatrième. Le coût total est estimé entre 10 et 15 milliards de zlotys (2,3 à 3,5 milliards d’euros), ce qui en fait l’un des contrats les plus importants de l’histoire militaire polonaise.
2030, c’est demain : le défi du calendrier
La Pologne ne peut pas attendre. C’est pourquoi l’offre suédoise inclut des mesures transitoires ingénieuses.
Dès 2026, les équipages polonais commenceront leur formation intensive en Suède. En 2027, Varsovie recevra un « gap filler » : un sous-marin de classe Gotland ou Södermanland prêté ou cédé par la marine suédoise pour maintenir les compétences en attendant les A26 neufs.
Le premier A26 polonais est attendu pour 2030, les deux suivants à intervalles réguliers. Un calendrier ambitieux, surtout quand on sait que la Suède elle-même accumule les retards sur ses propres A26.
Le paradoxe suédois : des sous-marins introuvables… chez eux
Il y a un détail qui fait sourire (jaune) les observateurs : à ce jour, aucun sous-marin A26 n’est en service. Même en Suède.
Commandés en 2015 pour une livraison initiale prévue en 2023-2024, les deux premiers exemplaires (HMS Blekinge et HMS Skåne) ont vu leur coût exploser de 8,2 milliards à plus de 25 milliards de couronnes suédoises. Les retards s’accumulent, et la marine suédoise ronge son frein.
La Pologne deviendra-t-elle, paradoxalement, la première nation à mettre en service un A26 ? C’est possible. Saab a promis de prioriser le contrat polonais, et les leçons tirées des difficultés suédoises seront directement intégrées.
Une nouvelle architecture de sécurité en mer Baltique
Avec l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, la mer Baltique est devenue un lac presque entièrement atlantiste. Seule l’enclave russe de Kaliningrad et le corridor de Saint-Pétersbourg restent sous contrôle de Moscou.
L’arrivée de sous-marins modernes polonais, couplée aux capacités finlandaises et suédoises, change radicalement l’équilibre. La Russie, qui misait sur sa supériorité sous-marine pour contrôler les accès, risque de se retrouver en position de faiblesse.
440 kilomètres de côte. C’est tout ce que la Pologne possède en mer Baltique. Mais ces 440 kilomètres sont devenus une priorité stratégique absolue depuis 2022.
Incidents de câbles coupés, brouillage GPS massif, survols provocateurs… la liste des provocations russes s’allonge. Dans ce contexte, disposer d’une capacité de déni d’accès sous-marin devient vital.
Et maintenant ? Les négociations de contrat
Attention : rien n’est encore signé. Saab a été désigné comme vainqueur, mais le contrat définitif doit encore être négocié avec l’Agence polonaise de l’armement.
Les points sensibles ne manquent pas : le niveau exact de transfert de technologie, la part de production réalisée en Pologne, les compensations industrielles (offsets), le calendrier précis de livraison, et bien sûr le prix final.
Micael Johansson, PDG de Saab, s’est voulu prudent : « Nous sommes honorés d’avoir été sélectionnés et nous nous réjouissons des prochaines négociations. » Traduction : le plus dur commence maintenant.
Ce que ce choix dit du nouveau visage de la défense européenne
Au-delà du contrat, c’est tout un basculement qui s’opère. La Pologne, qui dépensera 4,8 % de son PIB en défense l’an prochain, devient le leader incontesté de l’aile est de l’OTAN.
Son choix d’acheter massivement américain (Abrams, Apache, HIMARS, F-35) et coréen (K2, K9, FA-50) était déjà révélateur. Le choix Saab pour les sous-marins confirme une tendance : Varsovie privilégie l’efficacité opérationnelle immédiate et les partenariats avec des pays qui partagent sa vision sans ambiguïté de la menace russe.
Pour la France et l’Europe de la défense, c’est un nouveau coup dur après l’échec australien du contrat du siècle. Le Scorpène reste un excellent sous-marin… mais visiblement pas celui qu’il fallait pour la Baltique en 2025.
La mer Baltique ne sera plus jamais la même. Et dans ce jeu d’échecs sous-marin, la Pologne vient de poser une pièce maîtresse.









