Imaginez une seconde : un groupe qui vandalise des usines d’armement pour protester contre ce qu’il appelle un génocide est soudain placé sur la même liste qu’Al-Qaïda ou l’État islamique. Au Royaume-Uni, cela ne relève plus de la fiction. Depuis juillet dernier, Palestine Action est officiellement considéré comme une organisation terroriste. Et cette semaine, la justice britannique examine le recours déposé contre cette décision explosive.
Un procès qui dépasse largement le cas Palestine Action
Ce n’est pas seulement l’avenir d’un mouvement qui se joue devant la Haute Cour de Londres. C’est toute la frontière entre désobéissance civile et terrorisme qui vacille. Et avec elle, une question lancinante : jusqu’où un État démocratique peut-il aller pour faire taire ceux qui dérangent ?
Des suffragettes aux activistes d’aujourd’hui : même combat ?
L’argument le plus percutant est venu dès l’ouverture des débats. L’avocat de Huda Ammori, cofondatrice du groupe, a osé la comparaison historique. Si la législation antiterroriste actuelle avait existé au début du XXe siècle, les suffragettes britanniques auraient probablement été interdites. Celles qui cassaient des vitrines et incendiaient des boîtes aux lettres pour obtenir le droit de vote des femmes.
Cette référence n’est pas anodine. Elle rappelle que la désobéissance civile a souvent été criminalisée avant d’être célébrée. Nelson Mandela, Martin Luther King, Gandhi… Tous ont été qualifiés de terroristes en leur temps. L’histoire a tranché. Mais aujourd’hui, au Royaume-Uni, le débat resurgit avec une violence rare.
« Une longue et honorable tradition de désobéissance civile fait partie de notre démocratie. »
Raza Husain, avocat de Palestine Action
Que reproche exactement le gouvernement britannique ?
Le point de rupture a eu lieu après une opération spectaculaire. Des militants ont pénétré dans une base de la Royal Air Force et causé, selon les autorités, plus de 7 millions de livres de dégâts. L’incident a servi de déclencheur. Quelques semaines plus tard, le Home Office classait Palestine Action comme organisation terroriste.
Les actions du groupe étaient pourtant connues depuis 2020. Palestine Action ciblait principalement les sites d’Elbit Systems, entreprise israélienne d’armement implantée au Royaume-Uni. Peinture rouge sur les façades, vitres brisées, chaînes coupées : leur méthode était claire, assumée, et toujours non-violente envers les personnes.
Mais pour le gouvernement travailliste de Keir Starmer, la ligne rouge a été franchie. Le mouvement est accusé d’avoir franchi un cap dans l’intensité de ses actions et d’avoir attaqué des infrastructures de sécurité nationale.
Une définition du terrorisme jugée trop large
C’est là que le bât blesse. La loi antiterroriste britannique de 2000 définit le terrorisme de façon extrêmement large. Il suffit que des actes soient conçus pour influencer le gouvernement ou intimider la population, et qu’ils mettent en danger la vie humaine ou la sécurité économique du pays. Beaucoup estiment que cette définition peut s’appliquer à presque n’importe quelle action directe musclée.
Le Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU a qualifié la décision de « disproportionnée ». Amnesty International redoute un précédent dangereux. Le Conseil de l’Europe a également exprimé ses inquiétudes. Même au sein du Royaume-Uni, des juristes et des ONG crient à l’abus de pouvoir.
Les chiffres qui font froid dans le dos :
- Plus de 2 300 arrestations depuis juillet lors de manifestations de soutien
- 254 personnes inculpées pour soutien à une organisation terroriste
- Jusqu’à 6 mois de prison encourus pour avoir brandi une pancarte
Devant le tribunal : des scènes surréalistes
Mercredi, à l’ouverture de l’audience, une quarantaine de sympathisants s’étaient rassemblés devant la Haute Cour. Drapeaux palestiniens, pancartes « Je m’oppose au génocide, je soutiens Palestine Action ». La police est intervenue rapidement. Plusieurs personnes ont été arrêtées pour… soutien à une organisation terroriste. La boucle était bouclée en direct.
À l’intérieur, le ton était tout aussi tendu. L’avocat du gouvernement a tenté de rassurer : l’interdiction ne vise pas à empêcher les manifestations pro-palestiniennes classiques. Elle cible uniquement les actions de Palestine Action. Mais la défense a balayé l’argument : comment distinguer les deux quand le simple fait de dire « Je soutiens Palestine Action » peut valoir une arrestation ?
Les alternatives que le gouvernement n’a pas voulu envisager
Un point crucial du débat porte sur la proportionnalité. La défense affirme que des mesures moins radicales auraient suffi : poursuites classiques pour dégradations, injonctions judiciaires, etc. Des outils utilisés par le passé contre d’autres mouvements d’action directe, comme Extinction Rebellion.
Pourquoi avoir choisi la solution nucléaire de l’interdiction terroriste ? La question reste en suspens. Certains y voient une volonté politique claire du gouvernement Starmer de montrer sa fermeté face aux mouvements pro-palestiniens les plus radicaux.
Et si le gouvernement perdait ?
Si la justice donne raison à Huda Ammori, l’impact sera immédiat. Toutes les procédures pour « soutien à une organisation terroriste » devront être abandonnées. Les 254 personnes inculpées pourraient être libérées des charges les plus graves.
Cela n’effacera pas les autres procès en cours pour des actions antérieures (cambriolages, dégradations lourdes). Six militants sont actuellement jugés pour une intrusion chez Elbit Systems en août 2024. Mais le symbole serait immense : l’État britannique aurait utilisé une arme antiterroriste de façon abusive.
Un précédent qui fait trembler bien au-delà du Royaume-Uni
Ce qui se joue à Londres dépasse largement les frontières britanniques. Si l’interdiction est confirmée, d’autres pays pourraient s’en inspirer pour museler des mouvements contestataires. Les activistes climat, les défenseurs des droits animaux, les opposants aux projets d’infrastructures… Tous pourraient un jour se retrouver dans le viseur.
À l’inverse, une victoire de Palestine Action enverrait un message fort : même dans un contexte sécuritaire tendu, la désobéissance civile reste protégée tant qu’elle ne met pas directement des vies en danger.
« Une décision en faveur du gouvernement ouvrirait la voie à l’utilisation de ce genre de mesures contre d’autres groupes d’action directe. »
Tom Southerden, Amnesty International UK
Le délibéré est attendu dans les prochaines semaines. Quelle que soit l’issue, ce procès marquera un tournant. Soit dans le renforcement du pouvoir répressif de l’État. Soit dans la réaffirmation que la démocratie britannique, malgré les tempêtes, reste fidèle à sa longue tradition de tolérance envers ceux qui osent défier l’ordre établi.
En attendant, une chose est sûre : le débat est loin d’être terminé. Et il nous concerne tous.









