Imaginez un tableau si puissant qu’il fait taire les présidents. Mercredi, dans la pénombre du musée Reina Sofía, Frank-Walter Steinmeier s’est arrêté net devant Guernica. Pas un mot, juste le poids de l’histoire.
Derrière lui, la toile monumentale hurle encore le chaos du 26 avril 1937. Devant lui, l’avenir d’une relation apaisée entre deux nations. Entre ces deux temporalités, un homme d’État allemand confronté au crime commis par son pays il y a près de quatre-vingt-dix ans.
Un face-à-face chargé de symboles
La visite n’avait rien d’anodin. Accompagné de son épouse Elke Büdenbender, le président fédéral a longuement contemplé l’œuvre maîtresse de Pablo Picasso. Cette immense fresque en noir, blanc et gris reste l’une des plus violentes dénonciations de la guerre jamais peintes.
Créée pour l’Exposition internationale de Paris en 1937, elle fut commandée par le gouvernement républicain espagnol pour alerter le monde sur les exactions franquistes et leurs alliés. Quelques mois seulement après le bombardement de la ville basque par la Legion Condor allemande et l’aviation italienne.
Le choix du Reina Sofía n’est pas neutre non plus. C’est ici, dans ce musée madrilène, que Guernica a trouvé refuge définitif en 1992, après des décennies d’exil. Le tableau refuse toujours de retourner au Pays basque tant que subsistent des risques pour sa sécurité. Un exil symbolique qui prolonge le drame.
Une première historique vendredi à Guernica
Mais le moment le plus fort reste à venir. Vendredi, Frank-Walter Steinmeier deviendra le premier président allemand à se rendre dans la petite ville de 16 000 habitants qui a donné son nom au tableau.
Accompagné du roi Felipe VI, il rendra hommage aux victimes du bombardement qui fit entre 200 et 1 700 morts selon les estimations (les chiffres restent controversés). Un marché ordinaire transformé en enfer un lundi de foire, sous les bombes de la Luftwaffe et de l’Aviazione Legionaria.
Cette visite conjointe avec le chef de l’État espagnol porte une charge symbolique exceptionnelle. Elle scelle une réconciliation définitive entre deux pays que tout opposait pendant la guerre civile.
« C’est un geste fort, presque impensable il y a quelques décennies encore »
Beaucoup y voient la suite logique du discours prononcé en 1997 par Roman Herzog. L’ancien président allemand avait alors reconnu sans ambiguïté « la responsabilité coupable » de l’aviation du IIIe Reich et présenté des excuses officielles au peuple espagnol.
Le contexte espagnol : 50 ans après Franco
Le timing ajoute à l’émotion. Le voyage intervient quelques jours seulement après le cinquantième anniversaire de la mort de Francisco Franco, le 20 novembre 1975.
Cette coïncidence rappelle que l’Espagne sort à peine d’une longue période où la mémoire du conflit était étouffée. La loi d’amnistie de 1977 et le « pacte de l’oubli » avaient imposé le silence sur les crimes des deux camps. Ce n’est qu’avec la loi sur la Mémoire historique de 2007, puis la loi sur la Mémoire démocratique de 2022, que le pays a commencé à regarder son passé en face.
Au Pays basque, la plaie reste particulièrement vive. Guernica incarne à la fois la souffrance et la résistance. L’arbre de Gernika, symbole millénaire des libertés basques, se dresse toujours à quelques mètres du lieu où tombèrent les bombes.
Un avertissement contre les extrémismes
Devant le Congrès des députés espagnol, Frank-Walter Steinmeier n’a pas seulement parlé du passé. Il a mis en garde contre les « mouvements extrémistes et populistes » qui menacent aujourd’hui les démocraties libérales.
Dans un discours applaudi, il a rappelé que l’histoire montre où mènent la haine et le rejet de l’autre. Un message qui résonne particulièrement en Europe où les partis d’extrême droite progressent dans de nombreux pays, y compris en Allemagne et en Espagne.
Guernica, symbole universel toujours actuel
La semaine précédente, Volodymyr Zelensky s’était lui aussi recueilli devant le tableau aux côtés de Pedro Sánchez. Le président ukrainien n’avait pas hésité à établir un parallèle entre les souffrances des habitants de Guernica en 1937 et celles des Ukrainiens face à l’invasion russe.
Cette universalité fait la force de l’œuvre. Réfugiés syriens, enfants yéménites, victimes palestiniennes ou ukrainiennes… Tous reconnaissent dans les figures tordues de douleur peintes par Picasso le reflet de leur propre tragédie.
Guernica dépasse largement le contexte de la guerre civile espagnole. Il est devenu le cri muet de toutes les victimes civiles des conflits modernes.
Un programme diplomatique dense
Au-delà de la dimension mémorielle, la visite d’État reste classique. Rencontre avec le roi Felipe VI au Palais royal, déjeuner, dîner d’État, discours au Parlement, entretien avec Pedro Sánchez, forum économique germano-espagnol…
Un moment plus léger est même prévu : la remise d’une décoration à Toni Kroos, champion du monde allemand et légende du Real Madrid, au stade Santiago Bernabéu. Le football comme trait d’union entre deux peuples.
Et maintenant ?
Vendredi, quand Frank-Walter Steinmeier posera le pied sur le sol de Guernica, il refermera symboliquement une page douloureuse de l’histoire européenne.
Mais il ouvrira aussi un débat : la mémoire suffit-elle ? Les excuses officielles effacent-elles la douleur ? Et surtout, dans un monde où les bombes continuent de pleuvoir sur des civils, que reste-t-il du « Plus jamais ça » prononcé après 1945 ?
Le tableau de Picasso, lui, continue de hurler. Et tant qu’il hurlera, il rappellera que l’oubli n’est pas une option.
En attendant, un président allemand et un roi espagnol marcheront côte à côte sous l’arbre de Gernika. Peut-être le plus beau symbole de réconciliation qu’ait connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.









