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Librairies Indépendantes Menacées : Vague d’Intimidation

Une librairie parisienne taguée « Hamas violeur », une autre reçoit des menaces de mort après avoir accueilli une rapporteure de l’ONU… Depuis plusieurs mois, les librairies indépendantes françaises sont la cible d’une campagne d’intimidation d’une violence rare. Qui se cache derrière ces actes ? Et jusqu’où ira la peur d’exposer certains livres ?

Imaginez pousser la porte d’une librairie que vous aimez, ce refuge de papier et d’idées, et découvrir sa vitrine lacérée à l’acide avec des insultes gravées pour toujours dans le verre. C’est la réalité que vivent, depuis plusieurs mois, des libraires indépendants partout en France.

Une vague de violence ciblée contre les librairies

Ce n’est plus seulement une poignée d’incivilités isolées. Tags, dégradations, cyber-harcèlement massif, menaces de mort, visites intimidantes : les attaques se multiplient et suivent un schéma inquiétant. Le dénominateur commun ? Des livres ou des événements liés à la cause palestinienne, au féminisme intersectionnel ou à la liberté de pensée laïque.

Les libraires parlent d’une « politique de la terreur » destinée à provoquer la peur et, à terme, l’autocensure. Et le phénomène ne faiblit pas.

Paris, épicentre des tensions

En juillet dernier, la librairie féministe et LGBT+ Violette and Co, dans le 11e arrondissement, s’est réveillée avec sa devanture recouverte d’inscriptions à l’acide : « Islamo-complice » et « Hamas violeur ». Motif ? La mise en avant d’un livre de coloriage jeunesse intitulé From the river to sea. Pour certains, cette expression équivaut à un appel à détruire Israël ; pour d’autres, elle exprime simplement un soutien à la population palestinienne.

Quatre mois plus tard, le 15 novembre, c’est la librairie Petite Égypte qui est visée. Sur sa vitrine, on peut lire « Albanese, la putain du Hamas » accompagné d’une étoile de David. Ce jour-là, l’établissement accueillait Francesca Albanese, rapporteure spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés.

Le même jour, la librairie de la Fédération nationale de la Libre Pensée subit le même sort pour avoir prêté une salle afin de diffuser à distance un colloque sur la Palestine, déprogrammé du Collège de France sous la pression.

« Cela s’inscrit dans une série d’actes de vandalisme visant les librairies, dont beaucoup sont liés à la question palestinienne mais aussi dans un contexte de progression de l’extrême droite »

Alexis Argyroglo, libraire ayant déposé plainte

Un phénomène national

Paris n’a pas le monopole de ces violences. En banlieue (Rosny-sous-Bois, Vincennes) comme en région, les actes se répètent : Lille, Rennes, Nantes, Périgueux, Lyon, Marseille… Aucun territoire n’est épargné.

Les méthodes varient mais l’objectif reste identique : faire taire par la peur. Naza Chiffert, membre de l’association Paris Librairies qui regroupe 200 enseignes indépendantes, dénonce une stratégie qui « va parfois jusqu’à la terreur ».

Chaque librairie conserve sa liberté de programmation et de fonds, rappelle-t-elle. Mais cette liberté semble de plus en plus menacée.

Des menaces qui dépassent les vitrines

Les attaques ne se limitent pas aux dégradations physiques. Le cyber-harcèlement est massif, organisé, parfois relayé par des comptes influents. Violette and Co rapporte des menaces de mort explicites et une campagne de désinformation orchestrée, notamment sur des médias appartenant à un grand groupe conservateur français.

Des professionnels du livre ont publié une tribune commune en octobre pour alerter :

« Ces manifestations de violences motivées par le seul fait que certains livres sont vendus, présentés ou débattus avec leurs auteurs en librairie, sont inacceptables. Elles n’ont d’autre but que de provoquer de la peur et d’induire une forme d’autocensure »

Les signataires refusent de renvoyer dos à dos les extrêmes, mais constatent que la violence vient aujourd’hui majoritairement d’un seul côté du spectre politique.

Quand la politique s’en mêle

La tension a même atteint le Conseil de Paris. La semaine dernière, une subvention de 482 000 euros destinée à quarante librairies indépendantes a été rejetée. Profitant de l’absence d’une partie de la majorité de gauche (partie au sommet européen des maires contre l’antisémitisme), la droite a fait basculer le vote.

Aurélien Véron, élu d’opposition, justifie ce refus en pointant du doigt Violette and Co et ses « contenus jugés antisémites ». Il publie d’ailleurs sur les réseaux une vidéo de la devanture de la librairie, tout en affirmant trouver « inacceptables » les actes d’intimidation.

Du côté de la majorité municipale, les réactions sont contrastées. Certains qualifient l’ouvrage jeunesse de « contesté » voire d’« antisémite », tout en rappelant qu’il a reçu l’autorisation légale de publication. D’autres dénoncent un « argument totalement faux et scandaleux d’antisémitisme » et estiment « très grave de commencer à juger la ligne éditoriale d’une librairie ».

Un contexte économique déjà fragile

Ces attaques surviennent alors que le secteur traverse une crise profonde. Concurrence écrasante des plateformes en ligne, explosion des coûts énergétiques, loyers parisiens exorbitants : les librairies indépendantes luttent pour survivre.

Chaque dégradation représente des milliers d’euros de réparation. Chaque campagne de harcèlement fait fuir une partie de la clientèle. Chaque menace pèse sur la santé mentale des équipes.

Dans ce contexte, la peur de programmer certains auteurs ou d’exposer certains livres devient réelle. L’autocensure, précisément ce que recherchent les intimidateurs, commence à s’installer.

La liberté de penser en danger

Derrière ces actes, c’est toute la chaîne du livre qui se trouve menacée : auteurs, éditeurs, diffuseurs, et surtout libraires, derniers remparts de la diversité éditoriale.

Quand une librairie renonce à organiser une rencontre par peur des représailles, quand un livre disparaît discrètement des tables parce qu’il « fait trop polémique », c’est un peu de pluralisme qui s’efface.

Les libraires refusent majoritairement de céder. Plaintes sont déposées, caméras de surveillance installées, collectifs de soutien se montent. Mais la fatigue est là. Et la question demeure : jusqu’à quand tiendront-ils face à cette pression continue ?

Car si la violence physique reste l’exception, la violence symbolique et la menace permanente font déjà leur œuvre. Et demain, quelle librairie sera la prochaine sur la liste ?

À retenir : Ce n’est pas seulement la sécurité des vitrines qui est en jeu. C’est la possibilité même, dans une démocratie, de lire, vendre et débattre de tous les sujets, même les plus clivants, sans craindre pour sa sécurité ou son commerce.

Les librairies indépendantes ne sont pas des bunkers idéologiques. Ce sont des lieux vivants, fragiles, essentiels. Les protéger, c’est protéger l’un des derniers espaces où toutes les idées peuvent encore cohabiter sur les mêmes étagères.

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