Imaginez deux traits de feu qui s’élèvent au-dessus de la Méditerranée, filent à près de 80 kilomètres et pulvérisent leur cible en moins de trois minutes. Ce n’est pas une scène de film : c’est l’entraînement réel de l’armée française sur l’Île du Levant. Face à des conflits où la profondeur du champ de bataille ne cesse de s’étendre, détruire l’ennemi avant même qu’il n’approche devient une priorité absolue.
Les « feux dans la profondeur », nouvelle règle du jeu
Dans un affrontement de haute intensité, comme on l’observe malheureusement en Ukraine, gagner la bataille commence bien avant le contact direct. Il faut frapper les batteries d’artillerie adverses, les centres de commandement, les dépôts de munitions et les nœuds logistiques, souvent installés à plusieurs dizaines de kilomètres des premières lignes.
Cette capacité à « façonner » l’ennemi, selon l’expression du général de brigade Marc Galan, représente aujourd’hui la différence entre victoire et défaite. L’exercice Toll, organisé jusqu’à la fin de la semaine par la 19e brigade d’artillerie sur ce site militaire discret de la Côte d’Azur, met précisément cette doctrine en pratique.
L’Île du Levant, terrain idéal pour tirer en réel
Perché au milieu des pins et entouré par la mer, le site de la Direction générale de l’armement offre un luxe rare : la possibilité de tirer des munitions réelles en toute sécurité vers le large. Le colonel Pierre Bernard, directeur de l’exercice, résume l’avantage : « On tire face à la mer, sans risque pour les populations. »
Concrètement, les unitésure : deux roquettes LRU (Lance-Roquettes Unitaire) ont été lancées récemment, accompagnées de dix missiles sol-air Mistral d’une portée de 6 kilomètres. Le scénario ? Repousser un ennemi fictif en combinant détection rapide et frappe immédiate.
« 5, 4, 3, 2, 1… tir. 122 secondes de vol. Impact confirmé. BM-30 Smertch détruit. »
De l’alerte à l’impact, l’opération entière dure trois minutes. Une performance qui illustre parfaitement la boucle « détecter-décider-frapper » que l’armée cherche à rendre toujours plus courte et plus précise.
Le LRU, un système redoutable mais vieillissant
Au cœur de ces démonstrations trône le LRU, version française du célèbre M270 MLRS américain. Capable d’envoyer douze roquettes guidées à près de 80 kilomètres, il reste une arme redoutée. Pourtant, les neuf exemplaires encore en service (quatre ont été donnés à l’Ukraine) arrivent en fin de vie.
Le colonel Olivier Leduc, chef de corps du 1er régiment d’artillerie, se veut rassurant : des programmes de prolongation de durée de vie sont lancés pour tenir jusqu’au remplacement. Mais tout le monde sait que le temps presse.
Objectif 2030 : frapper à 150 kilomètres
La loi de programmation militaire prévoit 316 millions d’euros en 2026 pour acquérir le successeur du LRU. L’objectif technique est clair : doubler la portée, atteindre 150 kilomètres, tout en conservant une précision chirurgicale.
Deux consortiums français sont sur les rangs :
- Safran et MBDA
- ArianeGroup et Thales
Des tirs de démonstration sont prévus en mai 2026 pour départager les projets. Emmanuel Chiva, ancien délégué général pour l’armement, l’avait annoncé devant les députés : la décision sera prise à l’issue de ces essais, avec une préférence marquée pour une solution souveraine… à condition que les délais soient tenus.
Les alternatives étrangères à l’étude
Car le temps joue contre la France. Les chaînes de production du Himars américain, plébiscité par de nombreux pays européens, tournent déjà à plein régime. L’Europuls israélien a été jugé « non approprié aujourd’hui ». Restent sur la table des options plus inattendues : le Pinaka indien ou encore le projet Foudre, porté par l’entreprise française Turgis & Gaillard.
Cette dernière solution, développée par une société de quelques centaines de salariés, illustre la vitalité de la base industrielle et technologique de défense française. Elle pourrait créer la surprise.
Une priorité stratégique confirmée au plus haut niveau
Le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Pierre Schill, ne mâche pas ses mots : parmi toutes les capacités à développer d’urgence, « les feux dans la profondeur » arrivent en tête de liste. C’est par la destruction à longue portée que la France pourra peser dans un conflit de haute intensité.
L’ambition est claire : être capable de projeter une division de 20 000 hommes en trente jours dès 2027. Sans une artillerie moderne et puissante, cette division arriverait déjà affaiblie avant même d’avoir combattu.
Sur le terrain, l’attente et la fierté se mêlent
Pendant que les états-majors planifient l’avenir, les servants, eux, continuent de faire vivre le LRU avec passion. Le maréchal des logis Cassandre, chef de lanceur, recharge son panier de roquettes et sourit : « On a tous hâte du prochain système, mais en attendant, on est très contents de celui-là. »
Cette phrase résume tout : la confiance dans l’outil actuel, l’impatience légitime face à l’évolution des menaces, et surtout la certitude que l’artillerie restera demain, comme hier, la reine des batailles.
Sur l’Île du Levant, sous le soleil de novembre, les pins tremblent encore du passage des roquettes. Et quelque part à l’horizon, l’armée française écrit déjà les prochaines pages de son histoire.









