Imaginez des millions de personnes descendant dans la rue le même jour, bloquant routes, gares et usines à travers un pays entier. Mercredi dernier, l’Inde a vécu exactement cela. Au cœur de la contestation : quatre nouveaux codes du travail entrés en vigueur il y a quelques jours seulement et déjà qualifiés de « bombe sociale » par les syndicats.
Une journée de mobilisation historique
Partout dans le pays, des rassemblements impressionnants ont eu lieu. Des cortèges immenses à Kolkata, des blocages de trains dans le Maharashtra, des usines à l’arrêt dans le Tamil Nadu… Dix grandes centrales syndicales, parfois rivales politiquement, ont réussi l’exploit de s’unir pour crier leur colère commune.
Le motif ? Une réforme qui, selon eux, remet en cause des décennies de conquêtes sociales au profit des grandes entreprises.
Qu’est-ce qui a réellement changé ?
Le gouvernement a fusionné 29 anciennes lois sociales, certaines datant de l’époque coloniale britannique, en seulement quatre codes : salaires, sécurité sociale, relations professionnelles et santé-sécurité au travail.
Le nombre de règles est passé de 1 400 à environ 350. Sur le papier, l’idée semble louable : simplifier, moderniser, clarifier.
Mais dans les faits, plusieurs mesures font bondir les organisations de salariés.
Les points les plus contestés
Voici les dispositions qui ont mis le feu aux poudres :
- Le seuil pour les licenciements collectifs passe de 100 à 300 salariés avant de nécessiter l’accord des autorités
- Le droit de grève devient beaucoup plus encadré (préavis de 14 jours, interdiction dans certains secteurs stratégiques)
- Possibilité d’étendre la journée de travail au-delà de 8 heures (jusqu’à 12 heures dans certains cas)
- Création de « contrats à durée déterminée » sans limite de renouvellement
Pour les syndicats, ces mesures équivalent purement et simplement à un retour en arrière de plusieurs décennies.
« Les nouveaux codes du travail sont antinationaux et favorables aux seuls employeurs »
Ziaul Alam, secrétaire général du Centre des syndicats indiens (CITU)
L’argument du gouvernement Modi
De son côté, le Premier ministre Narendra Modi présente cette réforme comme « l’une des plus larges et progressistes depuis l’indépendance » en 1947.
Selon lui, il s’agit d’attirer enfin les investisseurs étrangers dans la cinquième économie mondiale, en remplaçant des lois archaïques et trop rigides par un cadre plus souple et moderne.
Certains points vont d’ailleurs dans le sens des travailleurs : paiement obligatoire de certaines prestations sociales, renforcement des règles de sécurité, couverture santé étendue.
Mais pour les syndicats, ces avancées sont largement insuffisantes face aux reculs majeurs.
Un contexte économique sous tension
L’Inde affiche une croissance impressionnante : +7,8 % sur le dernier trimestre connu. Un chiffre qui fait rêver beaucoup de pays développés.
Mais cette croissance pourrait être menacée par la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis. Les surtaxes imposées sur certaines exportations indiennes, en représailles aux achats de pétrole russe, inquiètent les milieux d’affaires.
Dans ce contexte, le gouvernement semble vouloir envoyer un signal fort : l’Inde est ouverte aux affaires, même si cela passe par une flexibilisation du marché du travail.
« Le nouveau code vise à accélérer les réformes économiques dans la foulée des surtaxes américaines »
Analystes de la holding financière Nomura
Qui sont les syndicats en première ligne ?
Plusieurs organisations historiques ont appelé à la mobilisation. Certaines sont proches du parti du Congrès (opposition), d’autres du parti communiste indien, d’autres encore se veulent indépendantes.
Cette unité, rare dans le paysage syndical indien souvent fracturé, montre l’ampleur du mécontentement.
Gautam Mody, de la Nouvelle initiative syndicale (NTUC), résume le sentiment général :
« Nous exigeons que soient rétablies l’honnêteté, la justice et l’équité supprimées par cette loi »
Que va-t-il se passer maintenant ?
La journée de mercredi n’était qu’un avertissement. Les syndicats ont déjà annoncé qu’ils préparaient des actions plus dures si le gouvernement ne revient pas sur les points les plus controversés.
Des recours devant la Cour suprême sont également envisagés. Plusieurs États dirigés par l’opposition ont d’ailleurs annoncé qu’ils refuseraient d’appliquer certains aspects des nouveaux codes.
Le bras de fer ne fait que commencer.
Pourquoi cette réforme divise autant
Derrière le débat technique se cache une question de société profonde : quel modèle de développement l’Inde veut-elle pour les prochaines décennies ?
Croissance à deux chiffres et attractivité maximale pour les multinationales, ou protection des droits des travailleurs dans un pays où des centaines de millions vivent encore avec moins de deux euros par jour ?
La réponse du gouvernement Modi est claire. Reste à savoir si les Indiens, dans leur grande majorité, l’accepteront sans broncher.
Une chose est sûre : la rue a montré mercredi qu’elle était prête à se faire entendre. Et quand l’Inde descend dans la rue, le monde entier finit toujours par l’écouter.
En résumé : une réforme ambitieuse qui vise à moderniser le droit du travail indien, mais qui est perçue par une large partie des syndicats comme un recul social majeur. Le conflit est lancé, et il pourrait durer des mois, voire des années.
À suivre de très près.









