Imaginez une ville où l’on retire des livres des rayons chaque semaine, où une adolescente de dix-huit ans finit en prison pour avoir chanté une chanson des années 80, où les libraires parlent à voix basse comme dans un roman d’espionnage. Cette ville existe. Elle s’appelle Saint-Pétersbourg et, en cet automne 2025, elle vit sous une chape de plomb.
Saint-Pétersbourg, la rebelle qui plie l’échine
Longtemps, la deuxième ville de Russie a cultivé son image de capitale culturelle libre, presque insolente. Berceau de Pouchkine, Dostoïevski, Brodsky, du rock soviétique avec Kino et DDT, elle se voyait comme l’antithèse de Moscou la rigide. Aujourd’hui, cette légende vacille.
Les habitants le disent eux-mêmes : un climat d’anxiété généralisée s’est installé. Les conversations se font plus prudentes, les blagues sur certains sujets ont disparu, les murs semblent avoir des oreilles.
Les librairies, derniers bastions en sursis
Dans le centre, la librairie Vse Svobodne (« Tous libres ») continue d’exposer Michel Foucault à côté d’ouvrages sur le grunge. Mais la patronne, Lioubov, avoue retirer des titres chaque semaine. Parfois parce qu’ils figurent sur une liste d’auteurs interdits, parfois simplement par précaution.
Un peu plus loin, Podpisnye Izdaniya, l’une des plus anciennes librairies de la ville, a écopé d’une amende de 800 000 roubles au printemps. Motif ? Avoir vendu des livres contenant « propagande des relations sexuelles non traditionnelles ». Le simple fait d’avoir un rayon LGBT suffit désormais.
« On ne peut plus écrire comme avant, ni plaisanter sur certains sujets. Notre liberté d’expression et d’action est fortement restreinte. »
Lioubov, libraire à Saint-Pétersbourg
Chez Fahrenheit 451 – le nom est tristement prophétique –, le propriétaire Platon Romanov hausse les épaules avec résignation. « Il faut simplement comprendre dans quelle époque nous vivons », dit-il. Beaucoup d’amis ont émigré. Ceux qui restent pratiquent l’autocensure par survie.
Diana Loguinova, 18 ans, trois fois condamnée
L’histoire qui a secoué la scène artistique locale cet automne, c’est celle de Diana Loguinova. Le 15 octobre, cette jeune artiste de rue et son groupe StopTime sont interpellés en pleine performance. Ils chantaient des morceaux de musiciens openly opposés à la politique du Kremlin.
Résultat : trois condamnations en quelques semaines. D’abord pour « troubles à l’ordre public », ensuite pour « discrédit de l’armée russe », enfin pour « organisation d’un rassemblement de masse ». Treize jours de prison à chaque fois. À dix-huit ans.
Devant le tribunal, une vingtaine de jeunes étaient venus la soutenir. Seraphim, étudiant de 21 ans, n’en revient toujours pas : « Poursuivre des musiciens de rue pour une chanson, sérieux ? »
Mais paradoxalement, certains artistes lui en veulent. Une chanteuse anonyme confie que Diana et son groupe « savaient qu’ils mettaient tout le monde en danger » en postant leurs vidéos sur Telegram. Résultat : les autorités, qui ignoraient jusqu’alors les performances de rue, ont désormais les yeux rivés sur elles.
Victor Tsoï devenu persona non grata
Parmi les chansons interprétées par Diana Loguinova figuraient des titres de Kino. Oui, le même groupe dont le leader Victor Tsoï chantait Peremen (« Nous voulons du changement ») à la fin des années 80. Trente-cinq ans plus tard, réclamer du changement dans la rue peut valoir la prison.
Les figures historiques du rock pétersbourgeois encore en vie, comme Youri Chevtchouk (DDT) ou Boris Grebenchikov (Aquarium), continuent d’exprimer leur opposition à la guerre. Mais à quel prix ? Beaucoup ont vu leurs concerts annulés, leurs chansons retirées des plateformes.
Un arsenal législatif implacable
Depuis 2022, la Russie a voté une série de lois permettant de faire taire toute voix critique :
- Interdiction de « discréditer » l’armée (jusqu’à 15 ans de prison)
- Statut d’« agent de l’étranger » pour les artistes et écrivains jugés trop indépendants
- Label « 18+ » ou retrait pur et simple pour tout contenu jugé « propagande LGBT »
- Classification « extrémiste » pour certains opposants (comme Alexeï Navalny, décédé en 2024)
Conséquence : même les auteurs morts depuis longtemps peuvent poser problème si leurs œuvres sont jugées trop subversives. Les livres de Lioudmila Oulitskaïa, exilée en Allemagne, portent désormais la mention infamante « agent de l’étranger ».
Une ville qui se recroqueville
Pacha, 17 ans, continue de chanter au bord des canaux, mais il parle désormais de « raids policiers » contre les musiciens de rue. Les performances spontanées se raréfient. Les murs tagués « Non à la guerre » sont effacés en quelques heures.
Dinar Idrissov, défenseur des droits humains local, sourit amèrement quand on lui parle de la soi-disant liberté pétersbourgeoise : « L’idée qu’on serait plus libres ici, plus décontractés… Je ne crois pas que ce soit le cas. »
Les chiffres sont difficiles à obtenir, mais les témoignages convergent : départs massifs d’artistes, annulations de spectacles, fermetures de lieux alternatifs. La scène underground existe encore, mais en mode souterrain, presque clandestin.
Et demain ?
Personne n’ose prédire la suite. Certains espèrent un assouplissement le jour où le conflit en Ukraine prendra fin. D’autres craignent que la répression actuelle ne soit qu’un avant-goût d’un contrôle encore plus strict.
Ce qui est sûr, c’est que Saint-Pétersbourg version 2025 ressemble de plus en plus à la Léningrad des années de stagnation brejnévienne que les habitants pensaient ne plus jamais revoir. Les poètes sont à nouveau forcés à l’exil ou au silence. Les guitares se taisent dans la rue.
Comme le résume Platon Romanov dans sa librairie Fahrenheit 451 : « Rien n’est plus comme avant. Beaucoup de gens sont partis. »
Et ceux qui restent apprennent à vivre avec la peur au ventre, en espérant que la flamme de la contestation, même vacillante, ne s’éteigne jamais complètement.









