Imaginez un pays où près d’un habitant sur sept possède déjà des cryptomonnaies. Un pays où les stablecoins en dollars américains sont devenus plus populaires que le Bitcoin lui-même pour faire du trading. Ce pays existe : c’est l’Afrique du Sud. Et sa banque centrale vient de sonner l’alarme.
Quand les stablecoins deviennent le nouveau rand numérique
Le constat est brutal. Dans son second rapport de stabilité financière de 2025, la South African Reserve Bank (SARB) place officiellement les crypto-actifs et surtout les stablecoins dans la catégorie des risques matériels pour le système financier national. Ce n’est plus une simple curiosité technologique : c’est une mutation profonde de l’économie sud-africaine qui est en train de s’opérer sous nos yeux.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Fin 2024, les trois plus grandes plateformes du pays totalisaient déjà 7,8 millions d’utilisateurs enregistrés. Pour un pays de 62 millions d’habitants, cela représente une adoption massive, l’une des plus élevées d’Afrique subsaharienne. Et derrière ces comptes, ce ne sont pas que des petits portefeuilles : les actifs détenus par ces exchanges atteignent 1,5 milliard de dollars. De quoi faire réfléchir n’importe quel régulateur.
Le grand basculement : du Bitcoin aux stablecoins
Ce qui inquiète particulièrement la SARB, c’est le changement de comportement observé depuis 2022. Jusqu’à cette date, le Bitcoin et les grandes cryptos étaient les stars des plateformes sud-africaines. Aujourd’hui, la donne a complètement changé.
Les stablecoins adossés au dollar américain (USDT, USDC…) sont devenus la paire de trading dominante. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils offrent une stabilité que le rand sud-africain, très volatile, n’arrive plus à garantir pour beaucoup de citoyens. Face à une inflation persistante et une monnaie nationale qui a perdu plus de 50 % face au dollar en dix ans, les Sud-Africains se tournent massivement vers ces « dollars numériques ».
« Les stablecoins USD sont devenus la paire de trading préférée sur les plateformes crypto sud-africaines »
Rapport de stabilité financière SARB – novembre 2025
Ce n’est plus seulement une histoire de spéculation. C’est une véritable dollarisation numérique qui est en train de se produire, hors de tout contrôle des autorités monétaires.
Le cauchemar du contrôle des capitaux
En Afrique du Sud, les Exchange Control Regulations existent depuis des décennies. Leur objectif : limiter les sorties de capitaux et protéger les réserves de change du pays. Problème : les cryptomonnaies et les stablecoins sont par nature sans frontières.
Avec un simple smartphone et une connexion internet, n’importe quel Sud-Africain peut transférer des millions de rands en USDT vers un wallet à l’étranger en quelques minutes. Sans passer par les banques. Sans déclarer quoi que ce soit. Sans limite annuelle (fixée à 11 millions de rands par personne pour les transferts classiques).
La SARB le dit clairement : cette capacité à contourner les contrôles de change représente une menace directe pour la stabilité macro-économique du pays. Quand des milliards peuvent quitter le circuit économique national en un clic, c’est tout le système qui peut vaciller.
Un vide réglementaire béant
Le paradoxe est saisissant. D’un côté, l’Autorité de conduite du secteur financier (FSCA) a reconnu les cryptomonnaies comme produits financiers dès 2022 et délivre des licences aux exchanges. De l’autre, la banque centrale constate qu’il n’existe aucun cadre réglementaire pour les stablecoins globaux et seulement une régulation partielle pour les cryptos.
Résultat : le secteur explose dans un vide juridique. Les plateformes sont licenciées, mais les stablecoins qui représentent désormais la majeure partie des volumes ne sont soumis à aucune règle spécifique. Ni réserve fractionnaire, ni audit régulier, ni protection des consommateurs en cas de dépeg.
Le risque systémique selon la SARB :
- Contournement massif des contrôles de change
- Dollarisation numérique hors circuit bancaire
- Absence totale de supervision des émetteurs de stablecoins
- Interconnexion croissante avec le système financier traditionnel
- Potentiel effet domino en cas de crise de confiance
Une adoption qui ne faiblit pas
Et pendant que les régulateurs s’inquiètent, les Sud-Africains, eux, adoptent. Massivement. Le pays fait partie des leaders mondiaux en termes de recherche Google pour « Bitcoin » et « crypto ». Cape Town et Johannesburg comptent parmi les villes où l’on trouve le plus de distributeurs automatiques de Bitcoin par habitant.
Les raisons sont multiples : méfiance envers les banques traditionnelles après les scandales, inflation élevée, chômage des jeunes (plus de 60 % chez les 18-25 ans) qui pousse vers des sources de revenus alternatives, et surtout la possibilité d’accéder à des services financiers sans compte bancaire – un enjeu majeur dans un pays où 15 % de la population reste non bancarisée.
Les stablecoins jouent ici un rôle particulier. Ils permettent de préserver la valeur face à la dépréciation du rand, de recevoir des paiements internationaux (freelance, famille à l’étranger), et même d’effectuer des paiements quotidiens via des applications comme WhatsApp ou Telegram.
Vers une régulation inévitable ?
La question n’est plus de savoir si la régulation va arriver, mais quand et sous quelle forme. La SARB appelle clairement à une « stratégie nationale coordonnée ». Plusieurs scénarios sont sur la table :
- Imposition de limites sur les volumes de stablecoins
- Obligation pour les émetteurs étrangers d’avoir une licence locale
- Interdiction pure et simple des stablecoins non régulés
- Création d’un stablecoin sud-africain adossé au rand
- Coopération internationale via le G20 et le Financial Stability Board
Ce dernier point est crucial. L’Afrique du Sud préside actuellement le G20 et a placé la régulation des crypto-actifs parmi ses priorités. Le pays pourrait donc jouer un rôle de pionnier sur le continent.
Les leçons du passé
On se souvient qu’en 2017, le gouverneur adjoint de l’époque jugeait déjà trop risquée l’idée d’une monnaie numérique de banque centrale. Huit ans plus tard, la réalité a rattrapé la théorie : ce n’est plus une CBDC sud-africaine qui menace le système, mais des monnaies privées émises à l’étranger qui s’imposent comme alternative crédible au rand.
L’histoire se répète différemment. Dans les années 90-2000, c’était l’or et les comptes offshore qui servaient à contourner les contrôles. En 2025, ce sont les stablecoins. La technologie change, mais le problème reste le même : comment maintenir la souveraineté monétaire dans un monde numérique sans frontières ?
Ce que cela signifie pour l’avenir
L’alerte de la SARB n’est pas un simple communiqué de plus. C’est un signal fort envoyé aux acteurs du secteur : le temps de l’autorégulation est terminé. Les prochains mois seront décisifs.
Les exchanges sud-africains, qui ont massivement investi dans la conformité ces dernières années, pourraient paradoxalement sortir renforcés d’une régulation plus stricte. Quant aux utilisateurs, ils risquent de voir leurs libertés réduites… ou au contraire de bénéficier d’un cadre plus protecteur.
Une chose est sûre : l’Afrique du Sud se trouve à la croisée des chemins. Entre répression et innovation responsable, entre protection du système financier et inclusion numérique, le choix qui sera fait aura des répercussions bien au-delà de ses frontières.
Car si un pays émergent comme l’Afrique du Sud, avec son histoire complexe et sa population jeune et connectée, n’arrive pas à intégrer les cryptomonnaies de manière harmonieuse, alors qui le pourra ?
La suite de cette histoire ne fait que commencer.









