Imaginez un fromage si intense qu’il sent l’agneau rôti, si crémeux qu’il fond sur la langue et si rare qu’on le vend parfois au compte-gouttes. Sur les hauts plateaux du sud-est de la Bosnie, à 1 200 mètres d’altitude, ce n’est pas une légende : c’est le quotidien de Branka Buha et de quelques familles qui perpétuent une méthode vieille de plusieurs siècles.
Un fromage qui porte l’âme des montagnes
Dans le hameau de Domrke, près de Gacko, le vent souffle fort et l’herbe reste verte même en automne. C’est là, entre vallées et forêts jaunissantes, que naît le kajmak iz mjesine, un kajmak affiné dans des outres en peau de brebis ou d’agneau. Un produit qui n’a rien à voir avec le kajmak frais que l’on trouve habituellement sur les marchés.
Branka Buha, 55 ans, en produit chaque année entre 500 et 600 kilos avec son mari. Tout part de ses huit vaches, suivies par GPS pour la sécurité, mais traites à la main matin et soir. Le lait est immédiatement cuit dans une grande marmite, puis versé dans des bassines en émail ou des récipients en bois traditionnel.
La naissance de la crème
Un ou deux jours plus tard, selon la température, une épaisse peau jaune se forme à la surface : c’est la crème tant attendue. Branka la ramasse délicatement à la cuillère, y ajoute une pincée de sel et la laisse reposer une vingtaine de jours dans un tonneau en bois.
Puis vient l’étape décisive : le transfert dans l’outre. Fabriquée sur place, la peau est rasée, fumée, lavée avec soin. Une fois le kajmak enfourné, l’outre est fermée et suspendue. Il peut y rester un mois… ou une année entière.
« Plus il reste dans l’outre, plus il mûrit et acquiert le goût spécifique de la peau. C’est ce qui le rend unique »
Branka Buha, productrice à Domrke
Un goût qui ne laisse personne indifférent
Le résultat ? Un fromage beaucoup plus fort que le kajmak classique. La peau animale lui transmet une odeur caractéristique et un arrière-goût d’agneau qui surprend au premier abord, puis séduit totalement. Certains le tartinent sur du pain chaud avec un filet de miel, d’autres l’accompagnent de cicvara, cette polenta locale fondante.
Dans les restaurants de la région, il est souvent proposé en accompagnement de viandes grillées. Une association parfaite : le gras du fromage vient équilibrer la puissance de l’agneau ou du veau.
Une méthode née de la nécessité
Avant l’électricité, avant les réfrigérateurs, l’outre était le meilleur moyen de conserver le surplus de crème pendant les longs hivers des montagnes. La fumée utilisée pour traiter la peau jouait déjà un rôle antiseptique naturel. Ce qui était autrefois une technique de survie est devenu aujourd’hui un marqueur d’excellence.
Dragana Milovic, présidente de l’Association des productrices du kajmak de Gacko, le rappelle souvent : « C’était une ancienne méthode de conservation. Quand il n’y avait pas d’autres moyens modernes, on utilisait l’outre pour préserver ce fromage ».
L’appellation protégée : un tournant en 2024
Cette année a marqué un tournant. Le Kajmak iz mjesine a obtenu une appellation d’origine protégée au niveau national. Pour porter ce label, le fromage doit impérativement être fabriqué avec le lait de vaches broutant dans une zone précise autour de Gacko. En hiver, elles ne sont nourries qu’avec le foin récolté localement.
Conséquence immédiate : le prix au kilo est passé de 40 à 50 marks convertibles (20 à 25 euros). Une hausse justifiée par la rareté et la qualité, mais qui reste très raisonnable pour un produit aussi spécifique.
Conditions strictes de l’appellation nationale
- Lait provenant exclusivement de la zone définie autour de Gacko
- Pâturages d’altitude et alimentation 100 % locale (même le foin d’hiver)
- Affinage obligatoire en outre de brebis ou d’agneau
- Production entièrement artisanale
Vers une reconnaissance européenne
L’association ne s’arrête pas là. Une demande de protection au niveau de l’Union européenne a été déposée récemment. La Bosnie, candidate à l’adhésion, bénéficie déjà de ce droit. Même si les quantités restent trop faibles pour envisager une exportation massive, l’enjeu est ailleurs.
« C’est une question de prestige », explique Dragana Milovic. Faire reconnaître ce fromage au même titre que le parmigiano reggiano italien ou le roquefort français, voilà l’objectif. Un symbole fort pour une région qui cherche à valoriser son patrimoine.
Transmission entre générations
Chez Branka Buha, la transmission est déjà en marche. Sa belle-fille, arrivée en mai, apprend les gestes ancestraux. « Elle a déjà bien appris », sourit la productrice. Dans ces familles, le savoir ne s’écrit pas : il se montre, se goûte, se sent.
Chaque étape compte : la traite, la cuisson lente, le repos, le salage précis, le remplissage de l’outre, le temps suspendu de l’affinage. Rien n’est laissé au hasard. Et surtout pas le respect de la peau animale, qui donne au fromage sa signature inimitable.
Un produit vendu au seuil de la porte
Pas de grande distribution ici. Le kajmak de Domrke se vend sur le pas de la porte ou dans quelques restaurants locaux. Les clients viennent parfois de loin, attirés par la réputation. Ils repartent avec une outre ou un petit pot, conscients de ramener chez eux un morceau de montagne.
Certains habitués commandent même des outres entières vieillies un an, prêtes à être ouvertes pour une grande occasion. Le goût est alors si puissant qu’une fine tranche suffit à parfumer tout un repas.
Au-delà du fromage, c’est toute une philosophie qui se transmet : le respect du rythme des saisons, la patience, le lien direct entre l’animal, la terre et l’assiette. Dans un monde où tout va vite, le kajmak en outre rappelle qu’il existe encore des saveurs qui demandent du temps.
Et tant que des femmes comme Branka continueront à remplir leurs outres sur ces plateaux balayés par le vent, cette tradition ne disparaîtra pas.









