Imaginez un port paisible sur la côte pacifique, où les vagues clapotent doucement contre les quais, mais où plane une ombre persistante du passé. À Manta, en Équateur, une ancienne installation militaire déserte, envahie par les herbes folles, ravive des débats enflammés. Les habitants se demandent si le retour des forces américaines pourrait enfin juguler la vague de violence qui submerge leur ville, ou s’il ne ferait que rouvrir de vieilles blessures.
Un Référendum qui Divise la Nation
Ce dimanche, les Équatoriens se rendront aux urnes pour un scrutin crucial. Il s’agit de décider si le pays autorise à nouveau la présence de bases militaires étrangères sur son sol. Cette proposition, portée par le président conservateur en exercice depuis 2023, vise à renforcer la lutte contre le narcotrafic et les organisations criminelles.
Dans un contexte où l’Équateur est devenu un hub majeur pour près de 70 % de la cocaïne mondiale, la mesure bénéficie d’un soutien majoritaire au niveau national. Pourtant, à Manta, ville de quelque 270 000 âmes touchée par la pauvreté et les règlements de comptes, les opinions divergent radicalement. Certains y voient une bouée de sauvetage, d’autres un piège coûteux.
L’Histoire Oubliée d’une Présence Controverse
Entre 1999 et 2009, Manta abritait un poste d’opérations avancées géré par les forces américaines, en collaboration avec l’armée de l’air locale. Des avions survolaient les eaux du Pacifique, équipés de radars sophistiqués pour repérer les embarcations suspectes. Une fois détectées, des patrouilles approchaient, parfois jusqu’à neutraliser les bateaux.
Cette décennie a laissé des traces indélébiles. Une enquête officielle a recensé plus de 5 000 interventions. Pour beaucoup, ces missions ont franchi la ligne rouge en matière de respect des droits fondamentaux, particulièrement envers les pêcheurs locaux qui naviguaient dans les mêmes zones.
« Les militaires bénéficiaient d’une immunité totale face à notre justice. »
Cette exemption, rappelée par des experts en sécurité basés à Quito, a alimenté un sentiment d’impunité. Les opérations, bien qu’efficaces contre le trafic, ont souvent confondu innocents et coupables dans le feu de l’action.
Des Souvenirs Dououreux pour les Familles de Pêcheurs
Dans le quartier populaire des Esteros, près des hangars rouillés de l’ancienne base, les récits personnels ressurgissent. Une femme de 45 ans, encore émue, raconte la disparition de son mari en 2002. Son bateau, parti pour une campagne de pêche ordinaire, n’est jamais revenu.
Elle accuse directement les patrouilles aériennes d’avoir coulé l’embarcation, emportant avec elle 18 âmes. Ces hommes, pères et soutiens de famille, cherchaient simplement à nourrir les leurs. Pour elle, ils n’étaient pas des cibles légitimes, mais des victimes collatérales d’une guerre lointaine.
Des associations locales ont compilé un bilan accablant : 14 navires coulés, quatre autres gravement endommagés, et plus de 120 migrants soumis à des traitements dégradants. Ces chiffres, bien que contestés par certains, pèsent lourd dans les mémoires collectives.
Victimes collatérales : Des familles entières privées de leurs proches, des communautés côtières marquées à vie par des interventions musclées.
La Montée Inexorable de la Violence
Au cours des six dernières années, le nombre de morts violentes a explosé de plus de 600 % dans le pays. Manta, avec ses plus de 450 homicides depuis janvier, illustre tragiquement cette spirale. La position stratégique sur le Pacifique en fait une plaque tournante pour la cocaïne en provenance des pays voisins.
Malgré les mesures de fermeté instaurées par l’actuel gouvernement, les résultats peinent à se matérialiser. Les ports, comme celui de Manta qui traite annuellement 1,2 million de tonnes de marchandises, sont devenus des cibles privilégiées pour les réseaux criminels. La sécurité y est une préoccupation quotidienne.
Les habitants vivent dans la peur. Les extorsions, les fusillades et les disparitions rythment le quotidien. Face à cette réalité, l’idée d’un appui extérieur gagne du terrain, même si elle ravive les controverses du passé.
Les Arguments en Faveur d’un Retour
Pour la vice-présidente de la chambre de commerce locale, la présence américaine antérieure a coïncidé avec une période de prospérité. La ville s’est modernisée, les infrastructures ont progressé, et le port a connu un essor notable. Elle plaide pour un retour qui garantirait à la fois sécurité et dynamisme économique.
« Manta a grandi et s’est développée grâce à eux. »
Le responsable du port international abonde dans ce sens. Confronté à une crise sécuritaire sans précédent, il voit dans la technologie et l’expertise étrangères un moyen concret de protéger les installations et les emplois. Sans aide extérieure, la situation risque de s’aggraver encore.
Ces partisans soulignent que les opérations passées ont effectivement perturbé les routes du narcotrafic. Les radars et les patrouilles ont forcé les trafiquants à contourner la zone, offrant un répit temporaire aux communautés côtières.
Les Voix de la Dissidence
Mais tous ne partagent pas cet enthousiasme. Près du port, une vendeuse de street-food exprime son scepticisme. Pour elle, investir dans une base étrangère détourne des fonds publics essentiels. Les priorités devraient être l’accès à l’eau potable, l’éducation et la santé, des besoins criants dans les quartiers défavorisés.
Un économiste ayant quitté la ville en 2022 pour des raisons de sécurité conteste l’impact positif sur l’économie locale. Selon lui, les militaires consommaient peu dans les commerces du coin, limitant les retombées. Quant à la sécurité, elle était déjà satisfaisante avant leur départ ; la dégradation actuelle s’explique par d’autres facteurs structurels.
Des analystes indépendants qualifient d’illusoire l’idée qu’une installation militaire résoudrait les problèmes de fond. La corruption, le chômage et les inégalités sociales alimentent bien plus les gangs que l’absence de surveillance aérienne.
| Arguments Pour | Arguments Contre |
|---|---|
| Renforcement sécuritaire immédiat | Risque de violations droits humains |
| Dynamisme économique portuaire | Détournement fonds publics |
| Technologie avancée anti-trafic | Souvenirs douloureux passé |
Le Contexte Politique National
La décision de soumettre la question à référendum marque un tournant. Sous la présidence précédente, de 2007 à 2017, toute présence militaire étrangère avait été bannie par décret. Ce revirement reflète l’urgence perçue face à l’escalade criminelle, mais aussi une polarisation idéologique persistante.
Le jeune dirigeant conservateur mise sur cette mesure pour consolider son image de leader ferme. Les sondages nationaux indiquent une approbation majoritaire, portée par les zones urbaines les plus affectées. À Manta cependant, la proximité avec les événements passés tempère l’enthousiasme.
Les organisations de défense des droits humains appellent à la vigilance. Elles demandent des garanties strictes sur le respect de la souveraineté et des normes internationales, afin d’éviter les dérives observées autrefois.
Impact sur la Vie Quotidienne à Manta
Au-delà des grands principes, c’est le quotidien qui préoccupe. Les pêcheurs craignent de nouveaux incidents en mer. Les commerçants espèrent une baisse des extorsions. Les familles veulent simplement pouvoir sortir sans crainte.
La ville, autrefois synonyme de tourisme balnéaire et de thon en conserve, lutte pour retrouver son lustre. Les plages magnifiques contrastent avec les statistiques macabres. Un retour militaire pourrait-il inverser la tendance, ou au contraire stigmatiser davantage la région ?
Les débats animent les marchés, les cafés et les réseaux locaux. Chaque voix compte, et le scrutin de dimanche s’annonce comme un moment décisif pour l’avenir de cette côte pacifique équatorienne.
Perspectives et Incertitudes
Quel que soit le résultat, les défis structurels demeurent. Le narcotrafic prospère sur la misère et l’absence d’alternatives économiques. Investir dans l’éducation, les infrastructures et les programmes sociaux pourrait s’avérer plus durable que toute présence étrangère.
Pourtant, l’urgence sécuritaire impose des choix difficiles. Les autorités devront naviguer entre coopération internationale et préservation de la souveraineté. À Manta, les herbes continueront peut-être à pousser sur les pistes abandonnées, ou bien des moteurs d’avions reprendront vie.
Une chose est sûre : la décision collective façonnera non seulement la lutte contre les gangs, mais aussi l’identité d’une communauté marquée par son histoire. Le silence actuel de l’ancienne base pourrait bientôt être rompu, pour le meilleur ou pour le pire.
À suivre : Les résultats du référendum et leurs répercussions immédiates sur la vie des Mantais.
En attendant, les discussions se poursuivent dans les ruelles ensoleillées. Les souvenirs se mêlent aux espoirs, et chaque habitant porte en lui une part de cette équation complexe. La paix tant désirée passera-t-elle par un partenariat controversé, ou par des solutions ancrées localement ?
Le port continue de charger ses conteneurs, les pêcheurs de lancer leurs filets au petit matin. Mais derrière ces gestes routiniers, une question cruciale plane : comment protéger une communauté sans la sacrifier ? La réponse, partielle et imparfaite, émergera peut-être des urnes ce dimanche.
Pour l’instant, Manta retient son souffle. Les mauvaises herbes témoignent d’un chapitre clos, mais l’avenir reste à écrire. Entre mémoire collective et nécessité pragmatique, la ville oscille, reflet d’un pays en pleine mutation sécuritaire.
Les prochains jours diront si l’histoire se répète ou si un nouveau chemin s’ouvre. Quoi qu’il en soit, les voix des pêcheurs, des commerçants et des familles continueront d’alimenter le débat bien au-delà du scrutin.
