À quelques jours de l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire, la petite ville de Dabou, située à une cinquantaine de kilomètres d’Abidjan, semble vibrer au rythme habituel de ses marchés animés. Les commerçants s’affairent, les clients déambulent, mais sous cette apparence de normalité, une tension sourde plane. Les souvenirs des violences de 2020, qui avaient endeuillé la ville, sont encore vifs dans les esprits. Alors que le scrutin approche, la question se pose : la paix, si fragile, tiendra-t-elle face aux enjeux politiques brûlants ?
Un climat politique sous haute tension
En Côte d’Ivoire, l’ambiance préélectorale est marquée par une crispation palpable. L’opposition, en colère, dénonce l’exclusion de deux figures majeures : Laurent Gbagbo, ancien président et leader du Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire (PPA-CI), et Tidjane Thiam, une personnalité influente. Ces exclusions, perçues comme des manœuvres politiques, alimentent un sentiment d’injustice. Les appels à manifester se multiplient, mais le gouvernement les a interdits, invoquant des risques de troubles à l’ordre public.
À Dabou, cette ville côtière où Laurent Gbagbo jouit d’une popularité indéfectible, les tensions sont particulièrement marquées. En 2020, des affrontements violents avaient éclaté lors de la campagne électorale, faisant une vingtaine de morts et plus de soixante blessés. Ces événements, liés à la contestation du troisième mandat du président Alassane Ouattara, restent gravés dans la mémoire collective. Aujourd’hui, le même débat autour de la candidature d’Ouattara, validée par le Conseil constitutionnel, ravive les passions.
La peur ancrée dans les mémoires
Dans un quartier animé de Dabou, Aliman Traoré, 31 ans, gère son petit commerce de transferts d’argent. Assise sous un auvent coloré, elle confie son appréhension :
C’est normal d’avoir peur après ce qui s’est passé ici en 2020. Un de mes amis a été tué.
Aliman Traoré, commerçante à Dabou
Sa voix, empreinte de gravité, reflète un sentiment partagé par beaucoup. Les habitants, encore marqués par les violences passées, hésitent à s’exprimer publiquement. Certains, comme Didier, un retraité de 62 ans préférant taire son nom de famille, décrivent une atmosphère lourde. Il explique que l’exclusion de candidats majeurs alimente un climat de méfiance, au point qu’il envisage de ne pas voter.
Ce silence prudent contraste avec l’effervescence des rues. Les marchés restent animés, mais les conversations politiques se font à voix basse. La peur d’une répression, après l’arrestation récente de plus de 700 personnes à travers le pays, pèse sur les esprits. Parmi elles, une trentaine ont été condamnées à trois ans de prison pour des actes qualifiés de troubles à l’ordre public, voire d’actes de terrorisme par les autorités.
Une cohabitation communautaire fragile
À Dabou, la coexistence entre différentes communautés ethniques ajoute une couche de complexité. Selon le sociologue Séverin Yao Kouamé, des localités comme Dabou sont des points chauds où la cohabitation peut rapidement basculer dans la violence. Les tensions entre groupes perçus comme pro-Ouattara et ceux soutenant Gbagbo sont un facteur de risque majeur.
Le sociologue souligne un autre danger : l’absence de directives claires de la part de l’opposition. Sans mot d’ordre précis, des réactions spontanées pourraient dégénérer. Cette incertitude alimente l’inquiétude, notamment dans les villages environnants comme Lopou, où des manifestations pour la libération de Blaise Lasm, un cadre du PPA-CI inculpé pour appel à l’insurrection, ont conduit à une vingtaine d’arrestations.
Les tensions communautaires à Dabou reflètent un défi national : comment concilier des identités politiques divergentes dans un contexte électoral aussi polarisé ?
Des voix qui appellent à la paix
Face à cette situation, certains habitants tentent de garder espoir. Afoussiata Bamba, une commerçante de 50 ans, exprime un souhait simple mais poignant :
Les politiciens doivent comprendre que ce ne sont pas les querelles qui arrangent les choses.
Afoussiata Bamba, commerçante à Dabou
Son appel à la retenue fait écho à celui de Brahima Cissé, premier adjoint au maire de Dabou, membre du parti au pouvoir. Il minimise les tensions, assurant que la situation est sous contrôle, malgré quelques remous dans un village voisin, rapidement apaisés selon lui. Pourtant, cette vision optimiste peine à convaincre une population encore marquée par les souvenirs de 2020.
Un scrutin contesté par l’opposition
Dans les rangs du PPA-CI, la colère est palpable. Les militants de Laurent Gbagbo, qui reste silencieux depuis plusieurs semaines, attendent un signal clair de leur leader. Un responsable local du parti confie :
On ne se reconnaît pas dans cette élection.
Responsable local du PPA-CI
L’incarcération de Blaise Lasm, originaire de Lopou, a exacerbé les tensions. Les jeunes du village, réunis dans une cour verdoyante, expriment leur frustration. Serge Pacôme Adou, porte-parole de la jeunesse de Lopou, insiste sur l’importance d’une élection apaisée où chacun pourrait s’exprimer librement. Pour lui, la Côte d’Ivoire appartient à tous, et la liberté d’expression est un préalable à la paix.
L’impact sur le tourisme local
Dabou n’est pas seulement un théâtre politique ; c’est aussi une ville riche d’histoire. Ancien siège d’administrateurs coloniaux français aux XIXe et XXe siècles, elle abrite le fort Faidherbe, un site touristique prisé. En temps normal, ce lieu attire jusqu’à 200 visiteurs par mois, venus d’Europe et d’Afrique, selon Ahmed Zongo, guide touristique. Mais la période électorale a freiné cet élan.
Zongo déplore une chute drastique de la fréquentation :
Depuis le mois dernier, pas de visiteurs. En 2020, c’était la même chose.
Ahmed Zongo, guide touristique
La peur des troubles électoraux décourage les voyageurs, privant Dabou d’une source de revenus et d’échanges culturels. Ce phénomène illustre l’impact des tensions politiques sur des secteurs apparemment éloignés des urnes.
Les enjeux d’une élection cruciale
À l’approche du scrutin, plusieurs facteurs clés alimentent l’incertitude :
- Exclusion des candidats : L’absence de figures comme Gbagbo et Thiam marginalise une partie de l’électorat.
- Répression des manifestations : Les arrestations massives risquent d’attiser les tensions.
- Fragilité communautaire : Les divisions ethniques pourraient transformer des désaccords politiques en violences.
- Silence de l’opposition : L’absence de consignes claires peut entraîner des réactions imprévisibles.
Ces éléments, combinés aux souvenirs de 2020, placent Dabou et la Côte d’Ivoire à un carrefour délicat. La population aspire à la paix, mais les rancœurs politiques et les frustrations accumulées rendent cet objectif incertain.
Vers un avenir incertain
Alors que le jour du vote approche, Dabou oscille entre espoir et appréhension. Les habitants, qu’ils soient commerçants, militants ou simples citoyens, partagent un même souhait : éviter un retour des violences. Mais les défis sont nombreux. La polarisation politique, les inégalités perçues et les tensions communautaires forment un cocktail explosif.
Pourtant, des voix comme celle d’Afoussiata Bamba rappellent que le dialogue reste possible. La Côte d’Ivoire, avec son histoire riche et son potentiel économique, a les moyens de surmonter ces défis. Reste à savoir si les responsables politiques sauront écouter les appels à la paix et à l’unité.
L’élection de 2025 sera-t-elle un tournant pour la réconciliation nationale, ou un nouveau chapitre de tensions ? L’avenir de Dabou, et de la Côte d’Ivoire, en dépend.
Dans cette petite ville côtière, comme dans le reste du pays, les prochains jours seront décisifs. Entre la mémoire des blessures passées et l’espoir d’un avenir apaisé, Dabou retient son souffle.