Imaginez un camp flambant neuf, construit avec des millions d’euros, censé accueillir des milliers de migrants. Pourtant, un an après son inauguration, il reste désespérément vide. C’est la réalité des centres de rétention italiens en Albanie, une initiative ambitieuse qui devait révolutionner la gestion migratoire en Europe, mais qui s’est transformée en un fiasco retentissant. Pourquoi un tel échec ? Quelles leçons tirer de cette expérience ? Plongeons dans les détails de cette histoire complexe, où politique, justice et droits humains s’entremêlent.
Un Projet Ambitieux aux Promesses Non Tenues
En octobre 2024, l’Italie et l’Albanie signent un accord inédit. L’objectif : externaliser la gestion des migrants interceptés en mer en ouvrant deux centres de rétention en Albanie, l’un à Shengjin, un port du nord du pays, l’autre à Gjader, un village isolé. Ces structures, gérées par l’Italie, devaient accueillir jusqu’à 3 000 personnes par mois, selon les projections optimistes du gouvernement italien. L’idée était simple : identifier les migrants, traiter leurs demandes d’asile et, si nécessaire, organiser leur expulsion, tout cela hors des frontières de l’Union européenne.
Mais dès les premiers jours, les choses déraillent. Le 16 octobre 2024, un navire italien accoste à Shengjin avec 16 hommes à bord, originaires d’Égypte et du Bangladesh. Ces migrants, arrêtés en mer alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe, devaient inaugurer le fonctionnement des camps. Pourtant, quatre d’entre eux, qualifiés de vulnérables, sont rapidement renvoyés en Italie. Deux jours plus tard, la justice italienne invalide la détention des 12 autres, estimant que l’accord viole le droit européen. Ce premier revers marque le début d’une série de déconvenues.
Un Échec Chiffré et Humain
Un an après, le bilan est accablant. Sur les 132 migrants transférés en Albanie, seuls une poignée sont restés dans les camps, 32 ayant été rapatriés en Italie suite à des décisions judiciaires. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : loin des milliers attendus, les centres sont pratiquement déserts. Gianfranco Schiavone, juriste spécialisé dans les questions migratoires, qualifie cet échec de déconcertant. Selon lui, le projet souffre d’une méconnaissance des réalités juridiques et humaines.
« Comme on peut le constater, l’échec est déconcertant. »
Gianfranco Schiavone, juriste
Les critiques ne s’arrêtent pas là. Les conditions de vie dans les camps font l’objet d’alertes répétées de la part des organisations non gouvernementales. Un rapport intitulé Blessures aux frontières documente des cas graves : 21 incidents d’automutilation et de tentatives de suicide impliquant au moins neuf détenus. Ces chiffres soulignent une réalité alarmante : les migrants placés dans ces centres peinent à accéder à leurs droits fondamentaux, comme l’assistance juridique ou psychologique.
Un Cadre Juridique Fragile
L’un des principaux obstacles à la réussite du projet réside dans son incompatibilité avec le droit européen. L’Italie a établi une liste de 22 pays d’origine dits sûrs, mais plusieurs d’entre eux ne répondent pas aux critères de sécurité définis par l’Union européenne. Résultat : la justice italienne a invalidé à plusieurs reprises les décisions de rétention, obligeant le rapatriement des migrants. Ce désaccord juridique a miné la crédibilité de l’accord italo-albanais.
Face à cet échec, le gouvernement italien envisage de transformer ces camps en centres de rétention pour migrants en situation irrégulière (CPR). Une telle reconversion, cependant, risque d’être retoquée par la justice européenne. Selon Schiavone, la détention administrative dans un pays non membre de l’UE, comme l’Albanie, contrevient aux directives européennes sur les retours. Cette tentative de réorientation illustre la difficulté de contourner les cadres légaux existants.
Points clés du cadre juridique :
- Conflit entre la liste italienne des pays « sûrs » et les normes européennes.
- Invalidation répétée des rétentions par la justice italienne.
- Incompatibilité des CPR en Albanie avec la directive européenne sur les retours.
Les Enjeux Politiques : Meloni sous Pression
À l’origine de ce projet, la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, issue du parti Fratelli d’Italia, a fait de la lutte contre l’immigration un pilier de sa politique depuis son arrivée au pouvoir en 2022. L’accord avec l’Albanie était censé démontrer l’efficacité de son approche, qui mise sur l’externalisation pour réduire les flux migratoires vers l’Italie. Mais l’échec des camps met Meloni dans une position délicate, alors que ses promesses de résultats rapides s’effritent.
Filippo Furri, anthropologue et membre de l’ONG ARCI, estime que Meloni cherche à compenser cet échec en poussant pour une réforme européenne. Un projet de « règlement retour », en discussion au Parlement européen, pourrait ouvrir la voie à des centres de détention hors UE. Si adopté, il permettrait à l’Italie de légaliser des pratiques comme celles expérimentées en Albanie, facilitant des expulsions expéditives.
« L’espoir est que ces pratiques soient jugées illégales ou économiquement insoutenables. »
Filippo Furri, ARCI
Un Modèle à l’Épreuve : Vers une Contagion Européenne ?
Le fiasco des camps albanais soulève une question cruciale : ce modèle, bien que défaillant, pourrait-il inspirer d’autres pays ? Lors d’une visite en Albanie, le Premier ministre britannique Keir Starmer a évoqué la création de « hubs de retour » similaires. Cependant, le Premier ministre albanais, Edi Rama, a tempéré ces ambitions, affirmant que son pays ne servirait pas de laboratoire pour d’autres initiatives. Il a toutefois laissé la porte ouverte à une reproduction du modèle dans d’autres pays des Balkans.
Pour Furri, le danger est réel : si l’Union européenne valide des centres extraterritoriaux, d’autres nations pourraient emboîter le pas, transformant la région en un réseau de camps de détention. Cela pourrait normaliser des pratiques controversées, au détriment des droits des migrants. Les ONG appellent donc à une révision complète de l’approche européenne, plaidant pour des solutions plus humaines et durables.
Les Conditions dans les Camps : un Silence Assourdissant
Derrière les grilles des camps, l’opacité règne. Les autorités albanaises refusent de commenter, renvoyant la balle aux Italiens. Le ministère italien de l’Intérieur, quant à lui, reste évasif, se contentant de réponses vagues. Cette absence de transparence alimente les inquiétudes des ONG, qui peinent à obtenir des informations fiables sur les conditions de vie des rares migrants encore présents.
Le rapport Blessures aux frontières brosse un tableau sombre : manque d’accès aux soins, isolement psychologique et absence de suivi juridique. Ces éléments, combinés aux cas d’automutilation, révèlent une situation humanitaire préoccupante. Les migrants, souvent déjà traumatisés par leur périple, se retrouvent dans un environnement qui aggrave leur détresse.
Problèmes signalés | Détails |
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Automutilation | 21 cas recensés, impliquant 9 détenus. |
Accès aux droits | Difficultés à obtenir une assistance juridique. |
Transparence | Aucune communication claire des autorités. |
Vers une Révision des Politiques Migratoires ?
L’échec des camps albanais met en lumière les limites des politiques migratoires basées sur l’externalisation. Pour de nombreux observateurs, il est temps de repenser l’approche européenne. Plutôt que de multiplier les centres de détention, les experts plaident pour des solutions centrées sur l’intégration, la coopération internationale et le respect des droits humains.
Les leçons de cette expérience pourraient influencer les débats à venir au Parlement européen. Si le « règlement retour » est adopté, il pourrait légitimer des initiatives similaires, au risque d’aggraver les tensions entre États membres. À l’inverse, un rejet du texte enverrait un signal fort en faveur d’une politique migratoire plus éthique.
En attendant, les camps de Shengjin et Gjader restent des symboles d’une ambition déçue. Vides, ils incarnent les défis d’une Europe confrontée à des flux migratoires complexes, où les solutions simplistes se heurtent à la réalité des droits humains et des cadres juridiques. L’avenir dira si cet échec servira de leçon ou s’il inspirera de nouvelles tentatives, ailleurs dans le monde.