Imaginez un lieu sacré, chargé d’histoire, où le passé et le présent se rencontrent pour honorer un héros. En Nouvelle-Calédonie, le mémorial du grand chef Ataï, figure emblématique de la résistance kanak, incarne ce lien. Pourtant, en juillet 2024, ce sanctuaire a été profané, laissant une communauté en deuil et un mystère irrésolu. Le crâne d’Ataï, restitué après des décennies de lutte, a disparu lors des émeutes qui ont secoué l’archipel. Que s’est-il passé ? Pourquoi ce vol ? Et que signifie-t-il pour les Kanak et leur histoire ?
Un Symbole Sacré Profané
En Nouvelle-Calédonie, le nom d’Ataï résonne comme un écho de résistance. Ce chef kanak, tué en 1878 lors d’une rébellion contre la colonisation française, est devenu un symbole de la lutte pour la dignité et l’identité. Son crâne, ainsi que celui de son sorcier, le Dao, ont été rapatriés en 2014 après un long combat mené par la famille Kawa. Leur inhumation en 2021, dans le lieu-dit Wéréha, a marqué un moment historique pour les Calédoniens. Mais ce repos n’aura duré que trois ans.
Le 21 juillet 2024, en pleine crise insurrectionnelle, le mémorial d’Ataï a été vandalisé. Les crânes ont été dérobés, laissant derrière eux un caveau vide entouré de huit poteaux sculptés, vestiges d’un hommage désormais brisé. Ce vol n’est pas un simple acte criminel : il touche au cœur de la culture kanak, où les dépouilles mortuaires sont sacrées, et rouvre des blessures liées à l’histoire coloniale.
Une Restitution Longue et Symbolique
Pour comprendre l’ampleur de ce drame, il faut remonter à 1878. Après la mort d’Ataï, sa tête et celle de son sorcier sont envoyées en France, où elles disparaissent dans les méandres des collections coloniales. Dans les années 1990, Bergé Kawa, père de Cyprien Kawa, entame une quête acharnée pour les retrouver. Ce n’est qu’en 2014, après plus de 20 ans d’efforts, que les crânes reviennent en Nouvelle-Calédonie.
« Pour nous, ce retour était une victoire, un pas vers la réconciliation », confie Cyprien Kawa, descendant du clan d’Ataï.
Mais le rapatriement n’est que la première étape. Trouver un lieu d’inhumation accepté par tous prend encore sept ans. En 2021, Wéréha devient ce lieu, et une cérémonie mémorable réunit des centaines de personnes. Ce moment marque non seulement le retour d’Ataï, mais aussi une volonté de guérir les blessures du passé colonial.
Les Émeutes de 2024 : Un Contexte Explosif
Le vol des crânes survient dans un contexte de tensions extrêmes. Au printemps 2024, la Nouvelle-Calédonie est secouée par des émeutes meurtrières, faisant 14 morts. Ces violences sont déclenchées par une réforme électorale visant à élargir le corps électoral pour les élections provinciales, une mesure contestée par les indépendantistes kanak. Ce conflit ravive les fractures entre pro et anti-indépendance, dans un territoire où l’histoire coloniale reste un sujet brûlant.
Pour Cyprien Kawa, le vol est directement lié à cette crise. « Ce n’est pas un hasard si cela arrive en plein chaos », affirme-t-il. L’idée d’un acte motivé par des rites occultes, avancée par le procureur de Nouméa, Yves Dupas, lui semble peu crédible. Selon le parquet, les crânes pourraient être cachés dans une forêt et utilisés pour des pratiques mystiques. Mais pour la famille Kawa, cette hypothèse ressemble à une accusation implicite contre la communauté kanak, rappelant douloureusement les trahisons de l’histoire.
Contexte historique : En 1878, des supplétifs kanak de Canala, alliés aux forces françaises, participent à la décapitation d’Ataï. Cette trahison interne reste une blessure dans la mémoire collective.
Une Enquête au Point Mort
En octobre 2025, l’annonce du classement sans suite de l’enquête a ravivé la colère des descendants d’Ataï. Selon le procureur, les investigations techniques n’ont rien donné, et les seuls indices suggèrent que les crânes sont dissimulés dans une forêt. Cette conclusion laisse la famille Kawa dans l’incompréhension. « On a enquêté de notre côté, par les voies coutumières, et on n’a rien trouvé sur des soi-disant rites occultes », explique Cyprien Kawa.
À Canala, Gaétan Dohouade, chef du conseil de district, confirme n’avoir aucune information sur de telles pratiques. « Personne ici n’a entendu parler de rites occultes », assure-t-il. Pour la communauté, cette hypothèse semble non seulement improbable, mais aussi insultante, comme si elle accusait les Kanak de profaner leur propre héros.
Une Blessure Culturelle Profonde
Dans la culture kanak, les dépouilles mortuaires occupent une place centrale. Un mort sans sépulture est condamné à errer, perturbant l’équilibre des vivants. Le vol du crâne d’Ataï n’est donc pas seulement un affront à sa mémoire, mais une rupture spirituelle pour toute une communauté. Jerry Delathière, spécialiste de la révolte de 1878, souligne l’ampleur du choc : « Ce vol est une meurtrissure pour les Kanak, en raison de l’histoire d’Ataï et du caractère sacré des rites mortuaires. »
« Un mort sans sépulture hante les montagnes et les rivières, perturbant la tranquillité des vivants », explique Jerry Delathière.
Pour les Kanak, ce drame ravive les traumatismes de la colonisation, période où les corps des résistants étaient mutilés et exposés comme trophées. Le vol de 2024 est perçu comme une nouvelle violence, une tentative de priver la communauté de son histoire et de sa dignité.
La Quête de Vérité Continue
Malgré le classement de l’enquête, la famille Kawa refuse d’abandonner. « Après tout ce qu’on a fait pour ramener Ataï, on ne peut pas laisser tomber », insiste Cyprien Kawa. La famille appelle à des investigations complémentaires, espérant que la justice rouvrira le dossier. En attendant, le mémorial de Wéréha reste un lieu de recueillement, même vidé de son essence.
Ce lieu, entouré de poteaux sculptés, continue d’attirer les visiteurs. Il incarne un symbole de résilience, un pont entre les générations et les cultures. Mais pour combien de temps encore ? Sans réponse sur le sort des crânes, le mystère plane, et avec lui, une douleur qui ne s’efface pas.
Étape | Date | Événement |
---|---|---|
Mort d’Ataï | 1878 | Ataï et son sorcier sont tués, leurs crânes envoyés en France. |
Recherche des crânes | 1990-2014 | Bergé Kawa mène une quête pour leur restitution. |
Restitution | 2014 | Les crânes reviennent en Nouvelle-Calédonie. |
Inhumation | 2021 | Cérémonie à Wéréha pour inhumer les crânes. |
Vol des crânes | 2024 | Les crânes sont dérobés lors des émeutes. |
Un Appel à la Réconciliation
Ce vol ne concerne pas seulement la famille Kawa ou la communauté kanak. Il interroge la société calédonienne dans son ensemble, confrontée à ses divisions. Les émeutes de 2024 ont montré à quel point les tensions entre indépendantistes et loyalistes restent vives. Le mémorial d’Ataï, censé être un lieu de rassemblement, est devenu le théâtre d’un acte qui divise encore davantage.
Pourtant, Cyprien Kawa veut y croire : « Ce lieu restera un espace de mémoire, un endroit où l’on peut avancer ensemble. » Cette volonté de dialogue, malgré la douleur, témoigne d’une résilience profonde. Mais sans vérité sur le sort des crânes, la cicatrisation des blessures semble compromise.
Que Faire Face au Silence ?
Le classement de l’enquête laisse un vide. Pour les Kanak, retrouver les crânes d’Ataï et de son sorcier est plus qu’une question de justice : c’est une nécessité spirituelle et culturelle. La famille Kawa, soutenue par des historiens et des leaders communautaires, continue d’explorer toutes les pistes, y compris les voies coutumières, pour obtenir des réponses.
En attendant, le mémorial de Wéréha reste un lieu de pèlerinage. Les poteaux sculptés, témoins silencieux de l’histoire, rappellent la force d’Ataï et la lutte de son peuple. Mais ils rappellent aussi une question lancinante : où sont les crânes ? Et qui a intérêt à ce qu’ils restent introuvables ?
Pourquoi ce vol ? Les hypothèses sont multiples : acte politique lié aux tensions de 2024, vengeance symbolique, ou simple opportunisme dans le chaos des émeutes. Aucune piste n’est confirmée, mais toutes soulignent l’importance d’Ataï dans l’imaginaire calédonien.
L’histoire d’Ataï et du vol de son crâne est loin d’être close. Elle continue de hanter la Nouvelle-Calédonie, comme un rappel des luttes passées et des défis à venir. Pour les Kanak, comme pour tous les Calédoniens, la quête de vérité est aussi une quête de paix.