Dans les montagnes escarpées du sud-est de la Turquie, une brise de paix souffle sur les alpages d’Hakkari. Pendant des décennies, ces terres, nichées aux confins de l’Iran et de l’Irak, étaient des zones de tensions, marquées par les affrontements entre l’armée turque et les combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Aujourd’hui, les bergers kurdes, longtemps écartés de ces pâturages verdoyants, reprennent le chemin des hauts plateaux. Leur retour, porté par un processus de paix fragile mais prometteur, redonne vie à une tradition ancestrale. Comment cette accalmie transforme-t-elle leur quotidien ?
Un Retour Progressif vers les Alpages
Les alpages d’Hakkari, perchés à plus de 2 000 mètres d’altitude, offrent des paysages à couper le souffle, entre cascades scintillantes et lacs glaciaires. Mais pendant des années, ces terres étaient synonymes de danger. Les combats entre les forces turques et le PKK, un mouvement revendiquant l’autonomie des Kurdes depuis 1984, ont transformé ces montagnes en champs de bataille. Les bergers, pris entre deux feux, étaient souvent soupçonnés par l’armée d’apporter un soutien logistique aux combattants, notamment via des provisions de lait ou de viande.
Ce n’est que récemment, avec les premiers pas d’un processus de paix initié à l’automne dernier, que les bergers ont retrouvé un semblant de sérénité. Une cérémonie symbolique, organisée dans le nord de l’Irak, a marqué les esprits : une trentaine de combattants du PKK ont déposé et brûlé leurs armes, un geste fort après quarante ans de conflit. Ce signal d’apaisement a encouragé des familles entières à remonter vers les alpages, accompagnées de leurs troupeaux de moutons.
« Ça fait longtemps qu’on vient ici. Il y a 30 ans, on allait et venait, mais on ne pouvait plus faire ça… maintenant, on recommence à revenir avec nos animaux. »
Selahattin Irinc, berger kurde de 57 ans
Une Vie Pastorale au Cœur des Montagnes Cilo
Le massif de Cilo, dominé par le mont Resko, deuxième plus haut sommet de Turquie avec ses 4 137 mètres, est un lieu emblématique pour les bergers kurdes. Ces plateaux, autrefois évités à cause des combats, accueillent à nouveau des troupeaux. Les familles s’installent pour trois à quatre mois, profitant de l’été pour faire paître leurs bêtes avant de redescendre dans les villages à l’approche de l’hiver. Ce retour n’est pas seulement un acte économique, mais aussi une reconnexion avec une tradition profondément ancrée dans la culture kurde.
Les bergers, comme Selahattin Irinc, manipulent leurs moutons avec une dextérité acquise au fil des générations. La tonte, la traite, et l’entretien des troupeaux rythment leurs journées. Mais ce mode de vie, bien que chargé de sens, reste exigeant. Les conditions climatiques, entre chaleur écrasante et nuits fraîches, rendent la vie en altitude particulièrement rude.
Les alpages d’Hakkari ne sont pas seulement un lieu de travail, mais un symbole de résilience pour les bergers kurdes, qui retrouvent leur place dans un paysage marqué par des décennies de conflits.
Les Défis d’une Paix Fragile
Si le processus de paix a permis ce retour, il n’a pas effacé toutes les tensions. L’armée turque maintient une présence marquée dans la région, avec des checkpoints autour de la ville d’Hakkari et sur les routes menant aux alpages. Les bergers, bien que soulagés, restent prudents. « Dans le passé, les soldats nous accusaient d’aider le PKK. Maintenant, c’est plus calme, mais on reste vigilants », confie un berger anonyme, le regard fixé sur les montagnes.
Le conflit, qui a causé environ 50 000 morts selon les estimations officielles, dont 2 000 soldats turcs, a laissé des cicatrices profondes. Les affrontements, désormais concentrés dans les montagnes de Qandil en Irak, ont diminué côté turc, permettant aux bergers de reprendre leurs activités. Cependant, la méfiance persiste, et la paix reste un équilibre précaire.
Un Mode de Vie en Voie de Disparition ?
Pour beaucoup, la vie pastorale dans les alpages est un héritage précieux, mais son avenir semble incertain. Mahir Irinc, 37 ans, craint que sa génération soit la dernière à perpétuer cette tradition. « Les jeunes ne veulent plus de cette vie. C’est trop dur, ils préfèrent des métiers en ville », explique-t-il. La chaleur accablante, le manque de commodités et les longues périodes loin des villages rebutent les nouvelles générations.
Pourtant, pour l’instant, l’activité pastorale reste essentielle pour les familles d’Hakkari. Les femmes jouent un rôle central, participant à la traite des brebis et à la gestion des troupeaux. Hicran Denis, une jeune femme de 22 ans, aide sa famille tout en poursuivant ses études. « J’ai dit à ma mère d’arrêter, c’est trop fatigant. Mais au village, les moutons, c’est le seul travail », confie-t-elle avec un sourire.
« On travaille tous ici, les mères, les sœurs, toute la famille. Aujourd’hui, j’ai remplacé ma mère malade. »
Hicran Denis, 22 ans
Un Équilibre entre Tradition et Modernité
Le retour des bergers kurdes dans les alpages d’Hakkari ne se limite pas à une question de subsistance. Il incarne une volonté de préserver une identité culturelle, tout en s’adaptant à un monde en mutation. Les jeunes, comme Hicran, jonglent entre leurs aspirations modernes – études, carrières urbaines – et leur attachement aux traditions. Cette dualité reflète les défis auxquels font face de nombreuses communautés rurales à travers le monde.
Les alpages, avec leurs paysages grandioses, attirent également un tourisme naissant. Les randonneurs, séduits par la beauté brute des montagnes de Cilo, croisent désormais les bergers sur les sentiers. Cette rencontre entre tradition et modernité pourrait ouvrir de nouvelles perspectives économiques, mais elle met aussi en lumière la fragilité de ce mode de vie.
Aspect | Défi | Opportunité |
---|---|---|
Vie pastorale | Conditions difficiles, désintérêt des jeunes | Préservation culturelle, tourisme |
Paix | Tensions persistantes, checkpoints | Retour sécurisé dans les alpages |
Vers un Avenir Incertain
Le retour des bergers kurdes dans les alpages d’Hakkari est une lueur d’espoir dans une région marquée par des décennies de conflit. La paix, bien que fragile, a permis à ces familles de renouer avec leurs terres et leurs traditions. Cependant, les défis restent nombreux : tensions persistantes, conditions de vie rudes, et désintérêt des jeunes générations pour ce mode de vie.
Pourtant, l’histoire des bergers d’Hakkari est avant tout celle d’une résilience remarquable. En reprenant possession des alpages, ils réaffirment leur lien indéfectible avec la terre et la culture kurde. Leur avenir dépendra de leur capacité à s’adapter, à naviguer entre tradition et modernité, tout en espérant que la paix s’installe durablement.
Dans ce coin reculé de Turquie, les alpages ne sont pas seulement un lieu de travail, mais un symbole de renouveau. Alors que les troupeaux paissent à nouveau sous le regard bienveillant du mont Resko, une question demeure : cette paix fragile suffira-t-elle à préserver un mode de vie ancestral ?