Imaginez vivre dans un monde où vous n’existez pas officiellement. Pas de carte d’identité, pas de certificat de naissance, aucun document pour prouver qui vous êtes. C’est la réalité quotidienne de millions de Pakistanais, coincés dans une existence fantomatique, privés d’accès à l’éducation, au travail ou même à un mariage légal. Cette situation, bien que méconnue, touche des familles entières, des enfants aux aînés, dans un pays où l’absence de papiers devient une prison invisible.
Une Vie Sans Existence Légale
Ahmed Raza, un jeune homme de 19 ans, incarne cette lutte silencieuse. Vivant à Karachi, la bouillonnante capitale économique du Pakistan, il rêve de posséder une maison, de reprendre ses études ou de voyager à l’étranger. Mais ces aspirations restent hors de portée. Sans carte d’identité, il ne peut ni postuler à un emploi stable, ni s’inscrire à l’université, ni même envisager un mariage reconnu par la loi. Lors de contrôles policiers, il a déjà été interpellé à deux reprises, incapable de présenter le moindre document.
Sa mère, Maryam Suleman, partage ce fardeau. À 55 ans, cette veuve n’a jamais possédé de papiers d’identité. Dans leur modeste logement d’une pièce, elle raconte avec regret n’avoir pas compris, à l’époque de son mariage, l’importance de ces documents. Cette absence d’enregistrement à l’état civil, souvent perçue comme une formalité, a des conséquences dévastatrices sur leur vie.
Un Cercle Vicieux Administratif
Le problème commence souvent dès la naissance. Au Pakistan, l’enregistrement des nouveau-nés intervient généralement au moment de leur entrée à l’école, à partir de cinq ans. Mais pour de nombreuses familles, cette démarche représente un obstacle insurmontable. Les coûts, bien que modestes pour certains – entre 60 centimes et six euros dans certaines provinces – s’avèrent prohibitifs pour les 45 % de Pakistanais vivant sous le seuil de pauvreté. À cela s’ajoutent des frais annexes : honoraires de médecins, avocats, ou annonces dans les journaux locaux, parfois nécessaires pour régulariser une situation.
« Nos hommes n’ont ni le temps ni l’argent de se rendre au conseil de village et de manquer une journée de travail », explique Nazia Hussain, une mère qui a bravé les traditions pour enregistrer ses enfants.
Pour Ahmed, le problème est encore plus complexe. Sans les papiers de sa mère, il ne peut obtenir les siens. Et pour Maryam, à son âge, la procédure est longue et coûteuse, pouvant atteindre 150 euros – une somme colossale équivalant à un mois et demi de leurs revenus combinés. Ce cercle vicieux piège des millions de personnes, les condamnant à une vie en marge de la société.
Des Millions d’Invisibles
En 2017, un recensement a révélé une statistique alarmante : sur les 240 millions d’habitants que compte le Pakistan, environ 45 millions n’étaient pas enregistrés à l’état civil. Cela signifie qu’une personne sur cinq vit sans existence légale. Bien que des chiffres plus récents manquent, la situation semble peu avoir évolué. Ce phénomène touche particulièrement les zones rurales, où l’accès à l’administration est limité et où moins de la moitié de la population sait lire et écrire.
Conséquences de l’absence de papiers :
- Exclusion du système scolaire
- Impossibilité d’accéder à des emplois formels
- Risques accrus de mariage et travail forcés
- Absence de protection sociale et de soins
Dans les campagnes, comme à Rajanpur, dans le Pendjab, les familles doivent parfois parcourir de longues distances pour atteindre un bureau d’enregistrement. Les démarches, jugées lentes et complexes, découragent les plus démunis. Une mère, Saba, explique son choix de déclarer ses trois enfants malgré les obstacles : « Nous ne voulons pas que leur avenir ressemble à notre passé. S’ils vont à l’école, leur vie sera meilleure. »
Les Efforts de l’Unicef et les Premiers Progrès
Face à cette crise, des initiatives émergent. L’Unicef, par exemple, mène des campagnes de sensibilisation en porte-à-porte, notamment dans des régions reculées comme le Pendjab. L’organisation met en garde contre les risques encourus par les enfants sans papiers : exploitation, travail forcé, mariages précoces. À Rajanpur, les efforts portent leurs fruits. En 2024, 17,7 % des enfants de moins de cinq ans possédaient un certificat de naissance, contre seulement 6 % en 2018.
« S’il ignore qu’un enfant existe, l’État ne peut pas prévoir les services de base : vaccination, éducation, soins », souligne Zahida Manzoor, représentante de l’Unicef à Rajanpur.
Le Pendjab, qui abrite près de la moitié de la population pakistanaise, a pris une mesure décisive en rendant l’enregistrement des naissances gratuit. Cette décision, combinée aux efforts de sensibilisation, commence à changer la donne. Pourtant, des obstacles culturels et logistiques persistent, notamment dans les zones rurales où les traditions patriarcales limitent l’autonomie des femmes pour effectuer ces démarches.
Les Conséquences d’une Vie Sans Papiers
L’absence de documents d’identité ne se limite pas à une question administrative. Elle prive les individus de droits fondamentaux. Sans certificat de naissance, un enfant ne peut être vacciné contre des maladies comme la polio, encore endémique au Pakistan. Un tiers des enfants du pays ne fréquentent pas l’école, et l’absence de papiers aggrave cette situation. Selon un classement mondial, le Pakistan se place au 154e rang sur 182 en matière de protection des enfants, un indicateur alarmant de la vulnérabilité de cette population.
Problème | Impact |
---|---|
Absence de certificat de naissance | Exclusion scolaire, risques de mariage forcé |
Manque de carte d’identité | Impossibilité d’accéder à un emploi formel |
Non-enregistrement à l’état civil | Absence de protection sociale |
Les adultes sans papiers, comme Maryam, sont également touchés. Ils ne peuvent prétendre à des aides sociales, à des soins médicaux ou à une reconnaissance légale de leur mariage. Dans certains cas, des pratiques illégales, comme le recours au marché noir pour obtenir de faux documents, deviennent une solution désespérée, bien que risquée.
Un Avenir Incertain
Dans des provinces comme le Khyber Pakhtunkhwa, frontalière de l’Afghanistan, certains habitants ne ressentent pas l’urgence de s’enregistrer. Muhammad Haris, père de huit enfants, illustre cette mentalité : « Le gouvernement réclame des papiers pour le visa du pèlerinage à La Mecque. Quand j’irai là-bas, je ferai les démarches. » Cette vision à court terme, motivée par des priorités immédiates, reflète les défis culturels auxquels font face les campagnes de sensibilisation.
Pourtant, l’enjeu est crucial. Sans identité légale, des générations entières risquent de rester piégées dans un cycle de pauvreté et d’exclusion. Les progrès, bien que réels, restent lents. Les initiatives comme celles de l’Unicef ou du Pendjab montrent qu’un changement est possible, mais il faudra du temps pour que les 45 millions de Pakistanais sans papiers sortent de l’ombre.
Actions pour un avenir meilleur :
- Campagnes de sensibilisation en porte-à-porte
- Enregistrement gratuit des naissances dans le Pendjab
- Simplification des démarches administratives
En attendant, des jeunes comme Ahmed continuent de rêver d’un avenir où ils pourront exister aux yeux de la société. Leur combat, souvent invisible, est celui de millions de personnes qui luttent pour une reconnaissance fondamentale : celle de leur identité.