Imaginez une vidéo où une star mondiale, en larmes, chante les louanges d’un leader militaire africain, ou un pape fictif louant un chef de junte comme sauveur d’un continent. Ces images, aussi improbables qu’elles paraissent, inondent les réseaux sociaux, visionnées des millions de fois. Elles ne sont pas le fruit d’un délire collectif, mais d’une campagne savamment orchestrée, mêlant intelligence artificielle et propagande, pour glorifier un homme : le capitaine Ibrahim Traoré, chef de la junte au Burkina Faso. Derrière ces montages, une réalité bien plus sombre se dessine, faite de crises sécuritaires et de répression. Plongeons dans cette opération d’influence qui secoue l’Afrique de l’Ouest.
Une Campagne de Désinformation Sophistiquée
Depuis avril 2025, une série de vidéos virales a envahi les plateformes numériques, principalement dans les pays anglophones d’Afrique de l’Ouest. Ces contenus, à première vue absurdes, mettent en scène des figures internationales détournées pour encenser le capitaine Traoré, au pouvoir depuis un coup d’État en septembre 2022. Mais comment des personnalités comme une célèbre chanteuse américaine ou un leader religieux fictif se retrouvent-elles au cœur de cette opération ? La réponse réside dans l’utilisation de l’intelligence artificielle et d’une stratégie d’influence numérique redoutablement efficace.
Ces vidéos, visionnées par des millions d’internautes, s’appuient sur des technologies de pointe pour créer des montages réalistes. Elles visent à construire un culte de la personnalité autour de Traoré, présenté comme un héros panafricain luttant contre l’oppression et le néocolonialisme. Pourtant, ces images reluisantes cachent une réalité complexe : un pays en proie à des violences jihadistes croissantes et à une répression des voix dissidentes.
Des Célébrités Détournées par l’IA
Parmi les vidéos les plus marquantes, l’une montre un chanteur américain, actuellement incarcéré, interpréter une ode émouvante au chef de la junte. Les paroles, chantées au piano avec des larmes dans les yeux, décrivent Traoré comme un leader courageux, “debout” face à l’adversité, qui “risque tout” pour son peuple. Des images de synthèse le dépeignent menant ses troupes au combat, renforçant l’idée d’un héros militaire. Cette vidéo, vue plus de deux millions de fois depuis mai 2025, est un exemple frappant de la puissance de la propagande IA.
Une autre vidéo met en scène une star mondiale dans des décors dramatiques – une église, une plage, une forêt en flammes – chantant pour protéger Traoré, décrit comme “la voix des faibles” et “le capitaine de notre vaisseau”. Ces images, bien que fictives, frappent par leur réalisme et leur charge émotionnelle, conçues pour captiver un public large, notamment dans des pays comme le Nigeria et le Ghana.
“Ces campagnes visent à étendre le culte de la personnalité autour du capitaine Traoré vers les voisins anglophones du Burkina Faso.”
Un chercheur américain, sous anonymat
Enfin, un personnage fictif, le “pape Léon XIV”, apparaît dans une vidéo répondant à une lettre supposément envoyée par Traoré. Ce dernier y est loué pour avoir “entendu le cri d’un continent blessé par l’abandon et l’exploitation”. Ce montage, bien que moins viral, illustre l’audace de cette campagne qui n’hésite pas à inventer des figures pour servir son narratif.
Un Contexte de Crise et de Répression
Pourquoi une telle opération ? Pour comprendre, il faut se pencher sur la situation au Burkina Faso. Depuis son arrivée au pouvoir, le capitaine Traoré avait promis de reprendre le contrôle du pays face aux groupes jihadistes affiliés à Al-Qaïda et à l’État islamique en six mois. Trois ans plus tard, non seulement cet objectif n’a pas été atteint, mais les attaques se sont intensifiées, avec un pic entre mars et avril 2025. Des milliers de morts ont été recensés, et des officiers accusés de tentative de putsch ont été arrêtés, signe d’une instabilité persistante.
Parallèlement, la junte a muselé les voix critiques. Les médias internationaux ont été expulsés, et les journalistes locaux s’autocensurent, craignant d’être arrêtés ou envoyés au front. Partager des informations sur les attaques jihadistes est même considéré comme une apologie du terrorisme, passible de un à cinq ans de prison. Dans ce contexte, la glorification de Traoré via des campagnes numériques apparaît comme une tentative de détourner l’attention de ces échecs.
Une Armée Numérique au Service du Pouvoir
La junte ne se contente pas de produire des vidéos. Elle s’appuie sur une véritable armée numérique, composée de cyber-militants et d’influenceurs, pour diffuser son message. À la tête de ce réseau, un militant basé aux États-Unis, connu pour relayer un discours anti-impérialiste. Ce narratif présente Traoré comme le sauveur du Burkina Faso et de l’Afrique face au néocolonialisme occidental. Ce discours, séduisant pour certains, trouve un écho particulier dans les pays voisins comme le Mali et le Niger, alliés de la junte.
Certains influenceurs se sont emparés de cette campagne par opportunisme, en faisant un fonds de commerce, tandis que d’autres auraient été directement sollicités par la junte. Ce réseau, structuré et coordonné, amplifie les vidéos et les messages pro-Traoré, notamment après les accusations d’un général américain dénonçant le détournement des ressources minières par la junte pour financer sa sécurité.
Les chiffres clés de la campagne
- 2 millions : vues d’une vidéo mettant en scène un chanteur incarcéré.
- 100 000 : vues d’une vidéo avec une star mondiale chantant pour Traoré.
- Avril 2025 : intensification des campagnes numériques.
- 1 à 5 ans : peine de prison pour apologie du terrorisme au Burkina Faso.
Des Connexions Internationales
La campagne ne se limite pas à l’Afrique de l’Ouest. Des rapports pointent du doigt des connexions russes dans la diffusion de ces contenus. La Russie, qui cherche à étendre son influence en Afrique, amplifie le narratif anti-occidental de la junte. Certains médias au Burkina Faso et au Togo auraient accepté des fonds d’agents liés à la Russie pour relayer ces messages, selon un journaliste nigérian spécialisé dans les opérations d’influence.
Le Nigeria, géant régional, et le Ghana sont particulièrement ciblés. Une déstabilisation de ces pays aurait des répercussions majeures sur la région. En parallèle, la diaspora burkinabè tente de contrer ce narratif en relayant des informations sur les attaques jihadistes, mais ces efforts sont risqués, car ils peuvent être interprétés comme un soutien au terrorisme.
“La manipulation informationnelle est devenue un levier de conservation du pouvoir et de légitimation de la junte.”
Un spécialiste burkinabè en influence numérique
Les Défis d’une Contre-Narration
Face à cette machine de propagande, contrer le narratif de la junte est une tâche ardue. Les Burkinabè de la diaspora jouent un rôle clé en partageant des informations sur les violences jihadistes, mais ils opèrent dans un climat de peur. Au Burkina Faso, la liberté d’expression est sévèrement restreinte, et les journalistes locaux risquent leur vie en enquêtant sur la réalité du terrain.
La campagne pro-Traoré illustre un phénomène plus large : l’utilisation croissante de l’IA dans la désinformation. En créant des contenus émotionnels et visuellement frappants, les juntes et autres acteurs politiques peuvent manipuler l’opinion publique à une échelle inédite. Cette stratégie, combinée à un discours anti-impérialiste, séduit une partie de la population, notamment dans les pays où la défiance envers l’Occident est forte.
Quel Avenir pour le Burkina Faso ?
Alors que les vidéos continuent de circuler, la question demeure : cette campagne suffira-t-elle à maintenir la junte au pouvoir ? Les violences jihadistes, la répression et l’instabilité économique fragilisent le régime. Pourtant, grâce à l’IA et à une armée numérique bien rodée, le capitaine Traoré parvient à projeter une image de héros, éclipsant temporairement les défis auxquels son pays est confronté.
Pour les observateurs, cette opération révèle une nouvelle ère de la manipulation informationnelle. Les outils numériques, autrefois perçus comme des vecteurs de transparence, deviennent des armes au service du pouvoir. Le Burkina Faso, à la croisée des chemins, illustre les dangers d’une propagande moderne, où la réalité est remodelée pour servir un récit unique.
La vérité, noyée dans un flot d’images et de récits, peut-elle encore émerger ?
Cette campagne, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut masquer indéfiniment les fractures du Burkina Faso. Entre crises sécuritaires et répression, le pays cherche un équilibre fragile. Reste à savoir si la glorification numérique d’un leader suffira à apaiser les tensions ou si, au contraire, elle attisera les critiques et la résistance.