Trente ans. Trente longues années d’attente, de douleur et de questions sans réponses pour les familles des 85 victimes de l’attentat de l’AMIA, la mutuelle juive de Buenos Aires, dévast — ée en 1994 par une voiture piégée. Ce drame, le plus meurtrier de l’histoire argentine, n’a jamais été revendiqué ni élucidé. Pourtant, en 2025, un vent d’espoir souffle : un juge fédéral a ordonné un procès par contumace contre dix suspects, iraniens et libanais, accusés d’avoir orchestré cette tragédie. Ce tournant judiciaire, aussi symbolique qu’inédit, pourrait-il enfin lever le voile sur l’un des mystères les plus douloureux d’Amérique latine ?
Un Procès Historique pour un Drame Inoublié
En juillet 1994, une explosion ravage le siège de l’Asociación Mutual Israelita Argentina (AMIA) à Buenos Aires, tuant 85 personnes et en blessant plus de 300. Ce n’était pas un acte isolé : deux ans plus tôt, en 1992, un autre attentat avait visé l’ambassade d’Israël dans la même ville, faisant 29 morts. Ces attaques, ciblant la communauté juive, la plus importante d’Amérique latine avec près de 300 000 membres, ont marqué l’Argentine au fer rouge. Mais, jusqu’à récemment, la justice semblait impuissante face à l’ampleur du drame.
Le 26 juin 2025, le juge fédéral Daniel Rafecas a pris une décision sans précédent : un procès par contumace pour juger dix suspects, absents du territoire argentin. Cette procédure, encore inexistante dans le droit argentin jusqu’à une réforme récente du Code pénal en mars 2025, vise à briser l’impunité qui entoure ce dossier depuis trois décennies. Mais qu’implique un tel procès, et quelles vérités peut-il révéler ?
Pourquoi un Procès par Contumace ?
Jusqu’à récemment, l’Argentine ne disposait pas de cadre légal pour juger des accusés absents. Cette réforme, impulsée par le Parlement, change la donne. Le juge Rafecas, conscient des limites de cette procédure, la défend comme un moyen de “tenter de découvrir la vérité” et d’offrir une tribune aux victimes. Dans sa résolution, il souligne :
“Un tel procès reste un outil qui permet, au moins, de reconstituer ce qui s’est passé et de donner aux représentants des victimes un lieu pour s’exprimer publiquement.”
Juge Daniel Rafecas
Ce procès par contumace, bien que symbolique, vise à éviter que l’impunité ne devienne la norme. Il s’agit d’un acte fort, destiné à montrer ce qui a été fait, ce qui a manqué, et ce qui reste à investiguer. Mais il suscite aussi des débats : certains, comme l’association Mémoire active, craignent qu’il ne serve qu’à clore l’affaire sans réelle justice.
Qui Sont les Suspects ?
Les dix accusés, huit Iraniens et deux Libanais, sont soupçonnés d’avoir joué des rôles clés dans l’attentat. Parmi eux, des figures de haut rang :
- Ahmad Vahidi, ancien ministre iranien de l’Intérieur.
- Ali Fallahian, ex-chef des services de renseignement iraniens.
- Hadi Soleimanpour, ancien ambassadeur d’Iran en Argentine.
Ces suspects, visés par des mandats d’arrêt internationaux depuis 2006, sont accusés de crimes graves : homicide aggravé, préméditation, organisation en bande, et motifs de haine raciale ou religieuse. Les autorités argentines, soutenues par Israël, pointent depuis longtemps la responsabilité de l’Iran, avec un appui logistique du Hezbollah, le mouvement chiite libanais. Cependant, Téhéran a toujours nié toute implication, qualifiant les accusations de “mensonges” et refusant toute coopération.
L’Iran et le Hezbollah : une Piste Controversée
Depuis les années 1990, l’hypothèse d’une implication iranienne domine les enquêtes. Les autorités argentines estiment que l’attentat de l’AMIA a été commandité par Téhéran, avec le Hezbollah comme bras armé. Cette piste, bien que solidement étayée par des indices, reste complexe à prouver en l’absence de coopération internationale. L’Iran, par la voix de figures comme Ali Akbar Velayati, ancien chef de la diplomatie, a toujours rejeté ces allégations, accusant l’Argentine de se plier à des pressions extérieures.
En 2024, la justice argentine a franchi une étape majeure en statuant officiellement que les attentats de 1992 et 1994 étaient commandités par l’Iran. Cette décision, qualifiée d’historique par la communauté juive locale, a ravivé l’espoir d’une avancée. Mais sans la présence des accusés, comment le procès peut-il aboutir à des condamnations effectives ?
Un Contexte Politique Explosif
Le dossier de l’AMIA n’est pas seulement judiciaire : il est aussi profondément politique. En 2015, la mort mystérieuse du procureur Alberto Nisman, chargé de l’enquête, a secoué l’Argentine. Retrouvé mort dans son appartement, sa disparition a été qualifiée d’assassinat en 2018, sans qu’aucun coupable ne soit identifié. Nisman avait accusé l’ancienne présidente Cristina Kirchner d’entraver la justice en promouvant un accord avec l’Iran, un mémorandum jamais appliqué. Ce scandale continue de diviser le pays, entre ceux qui y voient une tentative de dialogue et ceux qui dénoncent une trahison.
Ce contexte politique rend le procès par contumace encore plus sensible. Il symbolise non seulement une quête de justice, mais aussi un enjeu de mémoire collective pour un pays marqué par ces violences.
Les Réactions : Espoir et Scepticisme
La décision du juge Rafecas a suscité des réactions contrastées. Le ministre de la Justice argentin, Mariano Cuneo Libarona, a salué ce pas en avant :
“Les terroristes accusés de l’attentat de l’AMIA pourront être jugés.”
Mariano Cuneo Libarona, ministre de la Justice
Pourtant, l’association Mémoire active reste sceptique, craignant que ce procès ne serve qu’à apaiser les consciences sans apporter de réponses concrètes. D’autres, comme la communauté juive, y voient une opportunité de faire entendre leur voix, même si les accusés ne se présenteront jamais.
Un Procès pour l’Histoire
Ce procès par contumace ne guérira pas les blessures des familles des victimes. Il ne ramènera pas les 85 vies perdues, ni les centaines de blessés. Mais il représente un acte fort : celui de refuser l’oubli. Comme le souligne le juge Rafecas, il s’agit de “montrer ce qui a été fait, ce qui n’a pas été fait, et ce qui reste à examiner”. Ce processus, même imparfait, est une étape vers la reconnaissance publique d’un drame qui a ébranlé une nation.
Pour mieux comprendre l’impact de ce procès, voici un résumé des enjeux clés :
- Justice symbolique : Un procès sans accusés présents, mais une tribune pour les victimes.
- Enjeu international : Une confrontation indirecte avec l’Iran et le Hezbollah.
- Mémoire collective : Une démarche pour éviter l’impunité et honorer les victimes.
- Défis politiques : Un dossier qui continue de diviser l’Argentine.
Vers un Avenir Plus Juste ?
Trente ans après l’attentat de l’AMIA, l’Argentine se trouve à un carrefour. Ce procès par contumace, bien qu’imparfait, marque un engagement à ne pas abandonner la quête de vérité. Il offre une plateforme pour que les voix des victimes soient entendues, pour que les responsabilités soient établies, même symboliquement. Mais il soulève aussi une question essentielle : peut-on rendre justice sans la présence des accusés ?
Pour la communauté juive argentine, ce procès est une lueur d’espoir dans une affaire qui a trop longtemps stagné. Pour le reste du monde, il rappelle l’importance de la persévérance face à l’injustice, même lorsque les réponses semblent hors de portée. Alors que l’Argentine s’apprête à ouvrir ce chapitre judiciaire, le monde observe : ce procès marquera-t-il un tournant, ou restera-t-il une étape symbolique dans une quête inachevée ?
Pour aller plus loin : Ce procès intervient dans un contexte où la justice internationale peine à répondre aux crimes transnationaux. L’Argentine, en innovant avec cette procédure, pourrait inspirer d’autres pays confrontés à des défis similaires.