Imaginez : une femme de 69 ans, artiste engagée, arrêtée à l’aéroport d’Ankara pour avoir osé raconter, à travers une bande dessinée, la lutte des femmes kurdes contre Daesh. C’est l’histoire de Kudret Günes, une Franco-Kurde dont l’œuvre, La Liberté dans le sang, a secoué les autorités turques. Accusée d’apologie du PKK, un parti considéré comme terroriste en Turquie, elle se retrouve sous surveillance judiciaire, dans l’attente d’un procès incertain. Mais qui est cette femme, et pourquoi son travail artistique dérange-t-il autant ?
Une Vie Dédiée à la Cause Kurde
Kudret Günes n’est pas une novice dans l’engagement. Depuis plus de trente ans, elle consacre sa carrière à raconter les combats et les injustices vécues par le peuple kurde. À travers des courts métrages, des écrits, et désormais une bande dessinée, elle donne une voix à ceux que l’histoire tend à oublier. Son œuvre ne se limite pas à une simple narration : elle est un cri pour la liberté, un plaidoyer pour les droits des femmes et des minorités.
Son dernier projet, La Liberté dans le sang, publié en 2024, marque son entrée dans le monde de la bande dessinée. Cette œuvre, illustrée par Christophe Girard, suit le parcours de Rojin, une jeune Kurde confrontée aux violences et à l’oppression, qui choisit de rejoindre la lutte contre l’État islamique. L’histoire, ancrée dans la réalité brutale du conflit, met en lumière le courage des combattantes kurdes, souvent membres des unités peshmergas ou du YPG.
Une Arrestation qui Fait Écho
Le 27 mai 2025, alors qu’elle se rendait en Turquie pour des vacances, Kudret Günes est arrêtée à l’aéroport d’Ankara. Les autorités lui reprochent des publications sur les réseaux sociaux datant de plusieurs années, ainsi que des planches de sa BD. Parmi les éléments incriminés, des images de femmes kurdes combattant Daesh à Kobanê, un texte sur les violences contre les enfants kurdes, et un hommage à un jeune garçon tué par l’armée turque en 2004.
« On m’accuse de faire l’apologie du PKK, mais ceux qui ont lu ma BD savent que je parle des femmes kurdes luttant contre Daesh, des enfants victimes de ces guerres. »
Kudret Günes
Actuellement sous surveillance judiciaire, elle doit se présenter deux fois par semaine au commissariat d’Ankara, dans l’attente d’une convocation officielle. Cette situation, loin d’être isolée, soulève des questions sur la liberté d’expression en Turquie et sur la manière dont les artistes sont ciblés lorsqu’ils abordent des sujets sensibles.
Une BD au Cœur de la Controverse
La Liberté dans le sang n’est pas une simple bande dessinée. Elle aborde des thèmes lourds : les violences policières, les abus sexuels, et l’engagement des femmes kurdes dans des unités de combat. Pourtant, comme le souligne Christophe Girard, le dessinateur, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) n’est jamais mentionné directement dans l’œuvre. Les autorités turques semblent avoir interprété certaines planches comme un soutien implicite à cette organisation.
Le récit suit Rojin, une jeune femme qui fuit un mariage forcé et croise le chemin d’un homme marqué par la perte de sa femme dans un attentat. Ces éléments narratifs, bien que fictifs, s’appuient sur des réalités documentées. Les premières pages, par exemple, dépeignent avec force les défis auxquels sont confrontées les femmes kurdes, prises entre traditions oppressives et conflits armés.
« Ces jeunes femmes qui ont abandonné leurs études ont sauvé le monde de Daesh pour leur liberté. » – Kudret Günes
La BD, bien que modeste en termes de ventes, a été remarquée. Elle figurait parmi les quinze finalistes des Galons de la BD, un prix décerné par le ministère des Armées français. Cette reconnaissance montre l’impact de l’œuvre, mais aussi sa charge politique, qui a pu freiner certains membres du jury.
Un Combat pour la Liberté d’Expression
L’arrestation de Kudret Günes n’est pas un cas isolé. En Turquie, les artistes, écrivains et journalistes sont régulièrement ciblés pour leurs prises de position. Le cas de Günes met en lumière une réalité plus large : la difficulté de parler des Kurdes sans être accusé de soutenir le PKK. Cette accusation, souvent utilisée pour réduire au silence les voix dissidentes, est un outil de répression bien connu.
Une pétition, lancée par un auteur indépendant proche de Günes, dénonce cette situation. Elle appelle à la libération immédiate de l’artiste et condamne la discrimination des Kurdes en Turquie. Le texte, d’une force rare, commence par une phrase percutante :
« Les régimes autoritaires ont l’intelligence en horreur. Ainsi combattent-ils les écrivains, les poètes, les artistes, toute voix subversive et indomptable, libre. »
Extrait de la pétition
Ce mouvement de soutien montre que l’affaire dépasse le cadre personnel. Elle touche à des questions universelles : le droit de créer, de s’exprimer, et de raconter des vérités qui dérangent.
Le Parcours d’une Artiste Engagée
Kudret Günes n’en est pas à son premier coup d’éclat. Depuis les années 1990, elle explore la condition kurde à travers ses films. Son court métrage Leyla Zana, le cri au-delà de la voix étouffée, réalisé en 2002, retrace le parcours d’une députée kurde emprisonnée pour son engagement. Ce film, primé à plusieurs reprises, a marqué les esprits par sa sensibilité et sa justesse.
En 2018, son film La Mariée de la pluie remporte le grand prix du meilleur court métrage au festival du film kurde de Londres. Ces succès témoignent de sa capacité à toucher un public international tout en abordant des sujets complexes. Avec La Liberté dans le sang, elle franchit une nouvelle étape, utilisant le médium de la bande dessinée pour atteindre un public différent.
| Œuvre | Année | Récompense |
|---|---|---|
| Leyla Zana, le cri au-delà de la voix étouffée | 2002 | Prix Olivier-Quémener (2003) |
| La Mariée de la pluie | 2018 | Grand prix, Festival du film kurde, Londres |
| La Liberté dans le sang | 2024 | Finaliste, Galons de la BD |
La Situation des Kurdes en Turquie
Pour comprendre l’affaire Günes, il faut replacer son arrestation dans le contexte plus large des tensions entre la Turquie et la communauté kurde. Les Kurdes, qui représentent environ 15 à 20 % de la population turque, sont souvent marginalisés. Le PKK, fondé en 1978, est au cœur d’un conflit de plusieurs décennies avec l’État turc, qui le considère comme une organisation terroriste.
Depuis les années 1980, ce conflit a fait des dizaines de milliers de morts. Les Kurdes, qu’ils soient militants, artistes ou simples citoyens, sont régulièrement accusés de sympathies avec le PKK dès qu’ils évoquent leur identité ou leurs luttes. Cette stigmatisation touche particulièrement les artistes, dont les œuvres sont scrutées à la loupe par les autorités.
Dans ce climat, l’arrestation de Günes n’est qu’un épisode parmi d’autres. Des figures comme le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, ou des journalistes critiques du pouvoir, ont également été ciblés. La prison de Silivri, où de nombreux opposants sont détenus, est devenue un symbole de la répression en Turquie.
Pourquoi Cette BD Dérange-t-elle ?
La force de La Liberté dans le sang réside dans sa capacité à humaniser un conflit complexe. En mettant en avant des femmes kurdes combattant Daesh, Günes donne un visage à celles qui sont souvent réduites à des statistiques. Mais cette approche, qui célèbre leur courage, est perçue comme une provocation par les autorités turques.
Les planches incriminées, montrées à Günes lors de son interrogatoire, dépeignent des scènes de combat et de résistance. Ces images, bien que centrées sur la lutte contre l’État islamique, sont interprétées comme un soutien au YPG, une milice kurde proche du PKK selon Ankara. Cette lecture restrictive montre à quel point la liberté artistique est menacée dans ce contexte.
« J’ai déjà reçu des menaces, des interdictions de séjour. Mais ce ne sont que des intimidations. » – Christophe Girard, dessinateur
Un Appel à la Solidarité Internationale
L’affaire Kudret Günes dépasse les frontières de la Turquie. Elle interroge la place des artistes dans les sociétés autoritaires et le rôle de la communauté internationale face à ces injustices. La pétition pour sa libération, qui circule en ligne, a déjà rassemblé de nombreux soutiens, preuve que son combat résonne bien au-delà de son pays d’origine.
En France, où Günes réside, des voix s’élèvent pour dénoncer son arrestation. Les organisations de défense des droits humains, ainsi que des associations culturelles, appellent à une mobilisation pour faire pression sur les autorités turques. Mais la route est encore longue, et l’issue du procès reste incertaine.
Vers un Avenir Incertain
Kudret Günes, malgré les épreuves, reste déterminée. Depuis sa résidence surveillée, elle continue de défendre son travail et son droit à s’exprimer. « Je ne regrette rien, dit-elle. Mes œuvres sont là pour montrer la vérité, pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas. »
Son cas illustre les défis auxquels sont confrontés les artistes dans des contextes politiques tendus. En Turquie, où la justice est souvent accusée de servir les intérêts du pouvoir, les espoirs d’un procès équitable sont minces. Pourtant, l’élan de solidarité autour de Günes pourrait changer la donne.
En attendant, La Liberté dans le sang reste un symbole de résistance. Cette BD, bien plus qu’une simple œuvre artistique, est un acte de courage, un défi lancé à ceux qui veulent faire taire les voix dissidentes. Et si Kudret Günes doit comparaître devant un tribunal, elle le fera avec la même détermination qui a guidé toute sa carrière.
Soutenons la liberté d’expression. Soutenons Kudret Günes.
L’histoire de Kudret Günes nous rappelle que l’art peut être une arme puissante, capable de défier les injustices et de porter des messages universels. Mais elle nous rappelle aussi le prix à payer pour cette audace. Alors que son procès approche, une question demeure : jusqu’où ira la Turquie pour museler ceux qui osent parler ?
