En 2021, des centaines de salariés d’une grande entreprise de voyage française ont vu leur vie basculer. Licenciés dans le cadre d’un plan social massif, 61 d’entre eux se dressent aujourd’hui contre leur ancien employeur devant le conseil de prud’hommes. Leur combat ? Obtenir réparation pour ce qu’ils estiment être un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Cette affaire, qui secoue le secteur du tourisme, soulève des questions brûlantes : une entreprise peut-elle profiter d’une crise mondiale pour restructurer à outrance ? Plongez dans cette bataille judiciaire où se mêlent colère, désillusion et quête de justice.
Un Plan Social Controversé au Cœur du Litige
En janvier 2021, un géant du tourisme basé en France a mis en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), entraînant le licenciement de 573 salariés sur les 900 que comptait sa filiale française. Parmi eux, 270 travaillaient au siège, situé dans les Hauts-de-Seine. Ce plan, validé par le Conseil d’État en novembre 2023 après un premier revers devant la Cour administrative d’appel, est aujourd’hui au centre d’une nouvelle bataille judiciaire. Les ex-salariés, soutenus par leurs avocats, dénoncent une décision disproportionnée et opportuniste, prise sous le prétexte de la crise sanitaire.
Le contexte est particulier : la pandémie de Covid-19 a paralysé le secteur du tourisme. Fermeture des frontières, annulation des voyages, chute brutale des réservations… Les entreprises du voyage ont dû s’adapter. Mais pour ces 61 anciens cadres, la crise a servi de prétexte à une restructuration abusive. Leur avocat, maître Xavier Van Geit, n’hésite pas à parler de « corona-profiteurs », accusant l’entreprise d’avoir saisi l’opportunité pour réduire drastiquement ses effectifs en France.
Une Annonce Brutale et Des Chiffres Accablants
L’annonce du plan social, en juin 2020, reste un souvenir douloureux pour beaucoup. Communiquée en visioconférence par le directeur général de la filiale française, elle a marqué les esprits par sa froideur. Les chiffres, eux, parlent d’eux-mêmes :
- 66 % des postes de la filiale française supprimés, contre seulement 10 % à l’échelle mondiale.
- Les salariés français représentaient 1,26 % des effectifs globaux, mais 7,5 % des suppressions d’emplois.
- 10 millions d’euros perçus au titre du chômage partiel et autant via le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).
- 100 millions d’euros conservés en trésorerie grâce aux remboursements en avoirs pour les clients.
Ces données, avancées par les plaignants, dressent le portrait d’une entreprise qui, loin d’être en difficulté, aurait profité des aides publiques tout en procédant à des licenciements massifs. « Il n’y avait pas de difficultés économiques au moment des licenciements », insiste l’avocat des ex-salariés, soulignant une gestion opportuniste de la crise.
« On est face à des corona-profiteurs qui ont saisi l’opportunité du Covid pour mettre 600 personnes à la porte ! »
Lazare Razkallah, ancien secrétaire du CSE
Des Vies Bouleversées : Le Témoignage d’Éric
Derrière les chiffres, il y a des histoires humaines. Éric Bouladou, 63 ans, est l’une des victimes de ce plan social. Après 34 ans de carrière, cet ancien responsable de production au siège français a vu son poste supprimé. « Mes fonctions ont été réparties entre trois personnes, et mon poste a été recréé par la suite », explique-t-il, amer. Aujourd’hui inscrit à Pôle emploi, il ne touche plus que 55 % de son ancien salaire. Contraint de quitter la région parisienne face au coût de la vie, il estime son préjudice à 300 000 euros.
« J’aimais mon travail, je me voyais continuer jusqu’à 70 ans », confie Éric. Son histoire résonne avec celle de nombreux autres ex-salariés, qui décrivent un sentiment d’injustice face à une décision qu’ils jugent arbitraire. Pour eux, ce licenciement n’était pas motivé par des impératifs économiques, mais par une volonté de restructuration à moindre coût.
Une Gestion Critiquée et des Marques Sacrifiées
Les plaignants pointent également du doigt la gestion de la filiale française. Au fil des années, des marques emblématiques du tourisme, telles que Nouvelles Frontières, Marmara ou Lookéa, ont été affaiblies par des choix stratégiques douteux. « La direction a entretenu le déficit de la filiale tout en fermant 65 agences à travers la France », dénonce l’avocat des salariés. Ces agences, souvent transformées en franchises, ont précarisé les conditions de travail des employés restants.
Un projet de cession à un autre groupe, impliquant le transfert de 300 salariés, était envisagé avant la pandémie. Mais ce plan a été abandonné, laissant place au PSE. Pour les ex-salariés, cette décision illustre une stratégie opportuniste, où la crise sanitaire a servi de prétexte pour des suppressions d’emplois massives.
La Défense de l’Entreprise : Une Question de Survie
Face à ces accusations, l’entreprise se défend. Son avocate, maître Virginie Devos, met en avant les difficultés financières rencontrées avant même la pandémie. « La filiale française accumulait des pertes de plusieurs centaines de millions d’euros depuis des années », explique-t-elle. Avec la crise du Covid, la situation s’est aggravée : le groupe mondial a enregistré des pertes de 3,4 milliards d’euros, ne survivant que grâce à un prêt de 3 milliards accordé par l’État allemand.
Selon la défense, le plan social était inévitable. « Sans le chômage partiel, la situation aurait conduit à un redressement judiciaire », argue l’avocate. Elle souligne également que 19 propositions de reclassement ont été faites aux salariés, bien que celles-ci soient jugées insuffisantes par les plaignants.
« Le groupe a essuyé des pertes colossales et n’a survécu que grâce à un prêt de l’État allemand. »
Maître Virginie Devos, avocate de l’entreprise
Un Combat Judiciaire de Longue Haleine
L’audience du 20 mai 2025 devant le conseil de prud’hommes de Nanterre marque une nouvelle étape dans ce conflit. Seule une vingtaine des 61 plaignants étaient présents, mais leurs dossiers, soigneusement empilés devant les avocats, témoignent de l’ampleur du litige. La décision, mise en délibéré au 23 septembre 2025, pourrait ouvrir la voie à d’autres recours. En effet, 180 autres employés et agents de maîtrise prévoient de saisir la juridiction d’ici la fin de l’année pour des motifs similaires.
Ce combat judiciaire dépasse la simple question des indemnités. Il interroge la responsabilité des grandes entreprises face à leurs salariés en temps de crise. Les plaignants dénoncent un manque de civisme et une absence de propositions sérieuses de reclassement. De son côté, l’entreprise invoque des contraintes économiques incontournables. Qui aura le dernier mot ?
Les Enjeux d’un Verdict Attendu
Le verdict des prud’hommes aura des répercussions majeures. Pour les ex-salariés, une victoire pourrait signifier une reconnaissance de leur préjudice et une compensation financière conséquente. Pour l’entreprise, un jugement en sa faveur renforcerait la légitimité de son plan social. Mais au-delà des aspects financiers, cette affaire pose une question fondamentale : comment concilier les impératifs économiques des entreprises avec la protection des salariés ?
Aspect | Position des plaignants | Position de l’entreprise |
---|---|---|
Motif des licenciements | Licenciement sans cause réelle et sérieuse, opportunisme lié à la crise Covid | Nécessité économique due à des pertes financières importantes |
Aides publiques | 10M€ de chômage partiel et CICE, 100M€ conservés en trésorerie | Chômage partiel a évité un redressement judiciaire |
Reclassement | Absence de propositions sérieuses | 19 propositions individualisées |
Ce tableau résume les divergences entre les deux parties. Alors que les plaignants dénoncent une stratégie opportuniste, l’entreprise insiste sur sa lutte pour la survie. Le verdict de septembre apportera-t-il des réponses claires ?
Vers une Réflexion Plus Large sur les Plans Sociaux
Cette affaire dépasse le cadre d’un simple litige entre une entreprise et ses anciens salariés. Elle met en lumière les tensions inhérentes aux plans sociaux en période de crise. Comment les entreprises peuvent-elles restructurer sans sacrifier leurs employés ? Les aides publiques, comme le chômage partiel, doivent-elles être assorties de conditions plus strictes pour éviter les abus ? Ces questions, au cœur du débat, pourraient influencer les politiques sociales à venir.
Pour les ex-salariés, ce combat est aussi une quête de dignité. Beaucoup, comme Éric, ont consacré des décennies à leur entreprise, pour se retrouver sans emploi du jour au lendemain. Leur témoignage rappelle que derrière chaque licenciement, il y a une histoire personnelle, faite de projets brisés et d’espoirs déçus.
Alors que le verdict approche, une chose est sûre : cette affaire marquera un tournant dans la manière dont les entreprises gèrent leurs ressources humaines en temps de crise. Les prud’hommes trancheront, mais le débat, lui, est loin d’être clos.