Il y a trente ans, une tragédie d’une ampleur inouïe frappait l’est de la Bosnie. En juillet 1995, Srebrenica, une enclave déclarée zone protégée par l’ONU, devenait le théâtre d’un massacre qui allait marquer l’histoire contemporaine. Environ 8 000 hommes et adolescents musulmans perdaient la vie, exécutés par les forces serbes bosniennes. Aujourd’hui, alors que la Bosnie se prépare à commémorer cet événement, les cicatrices du passé restent vives, et la société demeure profondément divisée. Comment une nation peut-elle honorer ses morts tout en affrontant les ombres d’un déni persistant ? Cet article explore la mémoire de Srebrenica, les récits humains qui la composent et les défis d’une réconciliation encore inachevée.
Srebrenica : Un Génocide Gravé dans l’Histoire
En 1995, Srebrenica était bien plus qu’une simple ville. Située à la frontière serbe, elle abritait plus de 40 000 personnes, dont une majorité de déplacés fuyant les combats de la guerre de Bosnie (1992-1995). Déclarée zone protégée par les Nations unies, elle était censée offrir un refuge. Mais le 11 juillet, les forces serbes bosniennes, sous le commandement de Ratko Mladic, ont envahi l’enclave. Ce qui suivit fut une exécution méthodique et brutale : des milliers d’hommes et d’adolescents furent séparés, abattus, et leurs corps jetés dans des fosses communes. Ce massacre, reconnu comme un génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, reste l’un des pires crimes commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
La guerre de Bosnie a fait près de 100 000 morts au total, mais Srebrenica incarne une douleur particulière. Les images de familles déchirées, de forêts où des hommes tentaient de fuir, et de charniers découverts des années plus tard hantent encore les mémoires. Trente ans après, la Bosnie tente de rendre hommage à ces victimes tout en luttant contre les divisions qui persistent.
Les Commémorations de 2025 : Une Mémoire Fragmentée
Chaque année, le 11 juillet, le Centre mémorial de Srebrenica-Potocari devient un lieu de recueillement. En 2025, sept nouvelles victimes identifiées seront inhumées, dont deux jeunes de 19 ans et une femme de 67 ans au moment des faits. Ces enterrements, bien que symboliques, ravivent une douleur toujours présente. Pour beaucoup, ils incarnent à la fois un hommage et un rappel des pertes irréparables.
« Cette année, je fais enterrer mon père. Mais il n’y a qu’un seul os, sa mâchoire inférieure retrouvée il y a trois ans. Je ne peux pas décrire cette douleur. »
Mirzeta Karic, 50 ans, fille d’une victime
Le témoignage de Mirzeta Karic illustre la tragédie personnelle qui se mêle à l’histoire collective. Son père, Sejdalija Alic, avait 46 ans lorsqu’il tenta de fuir à travers les forêts. Comme des milliers d’autres, il n’a pas survécu. Dans sa famille, trois générations d’hommes ont été décimées, ne laissant qu’un seul survivant. Ces récits, loin d’être isolés, reflètent l’ampleur du traumatisme qui persiste.
Les chiffres de Srebrenica en bref :
- 8 000 : nombre estimé de victimes du massacre.
- 7 000 : victimes identifiées et inhumées à ce jour.
- 1 000 : personnes toujours portées disparues.
- 2021 : dernière découverte de charnier (10 victimes).
Les découvertes de restes humains se raréfient, rendant chaque identification d’autant plus précieuse. Pourtant, pour les familles, ces inhumations partielles – parfois réduites à un seul os – sont un mélange d’espoir et de chagrin. Elles permettent de clore un chapitre, mais rappellent aussi l’absence de corps complets, dispersés dans des charniers encore introuvables.
La Négation : Une Blessure Toujours Ouverte
Si les commémorations cherchent à honorer les victimes, elles se heurtent à un obstacle majeur : le déni. En Republika Srpska, l’entité serbe de Bosnie, et même en Serbie, certains responsables politiques refusent de reconnaître le génocide. Cette négation banalisée, comme l’appelle Neira Sabanovic, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles, alimente les tensions ethniques et freine la réconciliation.
Le dirigeant de la Republika Srpska, Milorad Dodik, est particulièrement critiqué pour ses déclarations. En 2024, une étude a recensé 305 cas de déni ou de relativisation du génocide dans les médias serbes, dont 42 impliquant Dodik. Ces discours, qui remettent en question le nombre de victimes ou la qualification de génocide, maintiennent une fracture profonde dans la société bosnienne.
« Il est très rare de trouver quelqu’un en Republika Srpska qui reconnaît qu’il y a eu génocide. »
Neira Sabanovic, chercheuse
Ce refus de reconnaître les faits s’inscrit dans un contexte plus large d’instrumentalisation des identités ethniques. Les récits divergents sur la guerre, entretenus par des responsables politiques et certains médias, empêchent la construction d’une mémoire partagée. Alors que les victimes continuent d’être identifiées, ce déni ravive la douleur des survivants et des familles.
Justice Internationale : Un Combat pour la Vérité
La reconnaissance du génocide de Srebrenica a été un long combat. Les principaux responsables, Radovan Karadzic et Ratko Mladic, ont été condamnés à la prison à vie par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Ces jugements ont marqué une étape cruciale dans la lutte contre l’impunité. Pourtant, leur impact reste limité face à la persistance du déni dans certaines sphères politiques.
En 2024, l’Assemblée générale de l’ONU a instauré le 11 juillet comme Journée internationale de commémoration du génocide de Srebrenica. Cette décision, bien qu’historique, a suscité des réactions mitigées, notamment à Belgrade, où elle a été perçue comme une accusation contre le peuple serbe dans son ensemble. Cette controverse illustre la difficulté de construire un consensus autour de la mémoire du conflit.
Événement | Date | Impact |
---|---|---|
Massacre de Srebrenica | Juillet 1995 | Environ 8 000 morts, reconnu comme génocide |
Condamnation de Karadzic et Mladic | 2016-2017 | Prison à vie pour génocide et crimes de guerre |
Journée internationale de l’ONU | 2024 | Reconnaissance mondiale, tensions avec Belgrade |
Un Passé Qui Ne Passe Pas
À quelques kilomètres de Srebrenica, une autre commémoration se tiendra en 2025 à Bratunac. Là, les dirigeants serbes rendront hommage à plus de 3 200 militaires et civils serbes tués pendant la guerre. Cet événement, marqué par l’affichage de portraits de victimes le long des routes, illustre une mémoire parallèle. Comme l’explique Emir Suljagic, directeur du Centre mémorial de Srebrenica, ces commémorations concurrentes semblent figées dans le passé, incapables d’ouvrir un dialogue.
« Ces gens-là ne participent pas au même débat. Ils sont dans un monologue et ils sont toujours en 1995. »
Emir Suljagic, directeur du Centre mémorial
Ce « monologue » reflète une réalité douloureuse : trente ans après, la Bosnie reste un pays où les récits de la guerre divergent selon les communautés. Les Bosniaks pleurent leurs morts à Potocari, tandis que les Serbes honorent les leurs à Bratunac. Ces mémoires parallèles, loin de se rejoindre, creusent un fossé que la reconnaissance internationale, comme la résolution de l’ONU, tente de combler.
Vers une Réconciliation Possible ?
La réconciliation en Bosnie est un défi titanesque. Les efforts pour identifier les victimes, rendre justice et établir une vérité commune se heurtent à des résistances politiques et sociales. Pourtant, des initiatives locales et internationales continuent d’émerger. Le Centre mémorial de Srebrenica, par exemple, joue un rôle clé dans la préservation de la mémoire et l’éducation des nouvelles générations.
Pour les familles comme celle de Mirzeta Karic, chaque inhumation est un pas vers la closure, même si la douleur reste. Les progrès scientifiques, comme l’analyse ADN pour identifier les restes, offrent un espoir fragile. Mais au-delà des avancées techniques, c’est la reconnaissance collective qui manque. Sans un effort concerté pour dépasser les discours de division, la Bosnie risque de rester prisonnière de son passé.
Les étapes vers la réconciliation :
- Identification des victimes : poursuite des recherches ADN.
- Éducation : transmettre l’histoire aux jeunes générations.
- Dialogue intercommunautaire : encourager les échanges entre groupes ethniques.
- Reconnaissance internationale : soutenir les résolutions comme celle de l’ONU.
Trente ans après Srebrenica, la Bosnie se tient à la croisée des chemins. Honorer les victimes, c’est aussi reconnaître leur histoire sans la travestir. C’est un défi qui dépasse les frontières de ce pays des Balkans et interroge notre capacité collective à tirer des leçons du passé. Alors que les commémorations de 2025 approchent, une question demeure : la mémoire peut-elle un jour unir plutôt que diviser ?