Imaginez : 180 millions d’euros. C’est le prix d’un petit porte-avions ou de plusieurs centaines de logements sociaux flambant neufs. À Compiègne, dans l’Oise, c’est le montant englouti en quinze ans pour transformer deux quartiers réputés difficiles. Résultat espéré ? Faire disparaître les trafics de drogue qui gangrènent la vie quotidienne. Résultat réel ? Les « choufs » sont toujours là, les deals continuent à ciel ouvert, parfois à dix mètres des grues qui démolissent les anciennes barres.
Quand l’urbanisme veut jouer au shérif
Depuis les années 2000, la recette est bien rodée : on rase, on reconstruit autrement, on élargit les rues pour que les voitures de police passent plus vite, on baisse la végétation pour supprimer les cachettes, on retourne les entrées d’immeubles, on pose des badges, des caméras, des clôtures hautes. L’idée est simple : rendre la vie impossible aux dealers. Sur le papier, c’est séduisant. En pratique, c’est une autre histoire.
Au Clos-des-Roses, l’un des quartiers phares du programme, la cohabitation est surréaliste. D’un côté les engins de chantier qui démolissent une barre HLM, de l’autre des jeunes installés sur des chaises pliantes, téléphone à la main, qui surveillent la rue. Les travaux durent depuis des années. Les trafics aussi.
Le maire LR défend son bilan… avec des nuances
Philippe Marini, maire Les Républicains de Compiègne depuis 1989, ne mâche pas ses mots quand il défend « son » projet. Pour lui, les aménagements ont été pensés dès le départ avec les forces de l’ordre : voir sans être vu, circuler vite, intervenir en nombre. À Bellicart, il cite l’exemple du square de l’Écharde, autrefois surnommé « le drive » parce qu’on y venait acheter sa dose comme au McDo. Après réaménagement, le trafic aurait « considérablement faibli ».
« On a moins de stockage de drogue dans les appartements »
Vincent Peronneau, directeur de l’Opac de l’Oise
Les habitants confirment une chose : les halls d’immeuble ne sentent plus le cannabis H24, les portes sont sécurisées, il y a des badges. Mais dès qu’on sort dans la rue, la réalité reprend ses droits. Le trafic n’a pas disparu, il s’est déplacé. Et parfois même sur les nouvelles voies créées… pour faciliter les interventions policières.
Le commissaire le dit sans détour : « Ça apaise, ça n’endigue pas »
Francis Vincenti, commissaire de Compiègne, est probablement la voix la plus lucide dans ce dossier. Il voit les dealers tous les jours. Il connaît leurs astuces. Et il l’affirme sans langue de bois : la rénovation urbaine apaise certains endroits, améliore le cadre de vie, mais elle n’a jamais stoppé un réseau. Pourquoi ? Parce que les trafiquants s’adaptent plus vite que les grues ne construisent.
Un hall muré ? Ils investissent l’appartement du dessus. Une rue élargie ? Ils se mettent sur le trottoir d’en face. Des caméras partout ? Ils mettent des capuches et des masques chirurgicaux. En 2017, la ville avait même fait murer plusieurs immeubles entiers après expulsion des familles de dealers. Trois ans plus tard, les points de deal étaient revenus à quelques dizaines de mètres.
48 milliards dépensés en France… pour quel résultat mesurable ?
Compiègne n’est pas un cas isolé. C’est un laboratoire parmi des centaines d’autres. En vingt ans, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) a dépensé 48 milliards d’euros sur tout le territoire. Objectif officiel : transformer 600 quartiers prioritaires. On a rasé 150 000 logements, reconstruit 120 000, réhabilité 300 000. Des chiffres impressionnants.
Mais quand on demande des chiffres précis sur la baisse de la délinquance liée aux stupéfiants, c’est le brouillard. Aucun organisme officiel n’est capable de produire une étude sérieuse montrant une corrélation claire entre rénovation urbaine et recul des trafics. Au mieux, on parle d’« apaisement ». Au pire, on change de sujet.
- Les dealers déplacent leur activité de quelques mètres
- Ils passent du hall d’immeuble à la rue ou au pied des nouvelles résidences
- Ils utilisent des « taxis » ou des livreurs à scooter pour éviter les points fixes
- Ils recrutent toujours plus jeune (parfois dès 12-13 ans) pour échapper aux peines lourdes
- Ils investissent les réseaux sociaux pour prendre les commandes
En clair : l’urbanisme peut compliquer la tâche, jamais l’arrêter.
Le fatalisme des élus voisins
À quelques kilomètres de là, à Thourotte, le maire communiste Patrice Carvalho a vécu la même séquence : gros chantier ANRU, espoirs immenses, puis retour à la case départ. Un important réseau a été démantelé en octobre dernier après des mois d’enquête. Mais tout le monde sait qu’un autre prendra la place. « Quand ils sont installés, c’est presque impossible de les déloger durablement », lâche-t-il.
Même les gendarmes, pourtant plus optimistes sur les aspects techniques (meilleur éclairage, accès facilités), reconnaissent qu’aucun indicateur chiffré ne permet de dire que la rénovation a fait baisser les trafics de façon significative.
Pourquoi ça ne marche pas ? Les cinq raisons brutales
On peut tourner autour du pot pendant des heures. La vérité est cruelle mais simple.
- Le marché est trop juteux. Un point de deal dans un quartier de 5 000 habitants peut générer plusieurs dizaines de milliers d’euros par jour. Aucun aménagement urbain ne fera disparaître une telle rente.
- Le recrutement est infiniment renouvelable. Pauvreté, échec scolaire, absence de perspectives : le vivier de « petites mains » est intarissable.
- Les peines judiciaires restent faibles. Un mineur « chouf » prend rarement plus de quelques mois avec sursis. Le risque est dérisoire face aux gains.
- La demande ne faiblit pas. Tant qu’il y aura des consommateurs (et ils sont partout, y compris en centre-ville chic), il y aura des vendeurs.
- L’urbanisme traite le symptôme, pas la cause. On change les décors, pas les acteurs ni les scénarios.
Autrement dit, on dépense des fortunes pour déplacer un problème de dix mètres. C’est cher payé le mètre.
Et maintenant ?
À l’approche des municipales, le sujet va revenir sur la table. Certains élus promettent plus de caméras, plus de gardiennage privé, plus de places en centre éducatif fermé. D’autres, lassés, parlent déjà de « vivre avec ». Entre les deux, les habitants, eux, continuent de slalomer entre les pelleteuses et les dealers.
Une chose est sûre : tant que la politique de la ville se contentera de refaire le maquillage des quartiers sans s’attaquer aux racines économiques et sociales du trafic, les milliards continueront de couler. Et les « choufs » continueront de siffler.
Parce qu’en fin de compte, une rue élargie ou une caméra 4K ne remplacent ni un emploi, ni une éducation, ni une justice qui fait peur. Et ça, aucun plan de rénovation urbaine, même à 180 millions, ne peut l’acheter.









