Imaginez attendre chaque matin un signe qui ne vient jamais. 1 327 jours, soit trois ans et sept mois, que Margaryta Chabanova guette une lettre, un appel, une nouvelle de son mari Dmitri, emprisonné en Russie. Ce n’est pas un soldat, pas un espion : c’est un employé civil de l’OSCE arrêté alors qu’il accomplissait une mission d’observation dans l’est de l’Ukraine.
Cette semaine, à Vienne, elle a franché les portes glacées du Conseil ministériel de l’OSCE pour rappeler aux 57 États membres que trois de leurs collègues pourrissent toujours dans des cellules russes. Un cri de détresse lancé dans un silence assourdissant.
Un seul précédent qui change tout
Jamais, depuis la création de l’OSCE en 1975, du personnel sous mandat international n’avait été détenu aussi longtemps par un État participant. Les trois hommes – Dmitri Chabanov, Maksim Petrov et Vadym Golda – étaient basés à Donetsk et Lougansk dans le cadre de la Mission spéciale d’observation déployée après les accords de Minsk de 2014.
Ils surveillaient le cessez-le-feu, comptaient les violations, rédigeaient des rapports. Des tâches banales pour des observateurs internationaux censés être protégés par leur statut. Jusqu’au 15 avril 2022.
15 avril 2022 : le piège se referme
Quelques semaines après le début de l’invasion à grande échelle, les équipes OSCE évacuent précipitamment les territoires séparatistes. Tout le monde part… sauf trois Ukrainiens locaux enregistrés dans les zones occupées. La Russie refuse de les laisser sortir.
En quelques mois, ils sont transformés en « citoyens » de la prétendue République populaire de Lougansk, puis arrêtés. Accusation : haute trahison et espionnage au profit de services étrangers. Des chefs montés de toutes pièces, selon l’OSCE qui parle de « pseudo-procédures ».
« Ceux qui travaillent sous mandat officiel ne sont plus protégés. C’est un précédent dangereux. »
Eugenia Kapalkina, avocate des familles
Des peines dignes de l’ère stalinienne
Dmitri Chabanov, 38 ans, assistant de sécurité : 13 ans de camp. Maksim Petrov, 45 ans, interprète : 13 ans également. Vadym Golda, 57 ans, assistant de sécurité : 14 ans pour « espionnage » sur des sites industriels ensuite bombardés.
Les procès ? À huis clos. Les preuves ? Classifiées. Les familles n’ont même pas pu assister. Et depuis mars 2025, Dmitri Chabanov a été transféré en Sibérie, loin de tout, dans un univers de froid et d’oubli.
Maksim Petrov, lui, serait hospitalisé dans l’Oural pour une tuberculose, selon des informations fragmentaires qui terrifient ses proches.
L’impuissance d’une organisation historique
L’OSCE a été créée en plein cœur de la Guerre froide pour maintenir le dialogue Est-Ouest. Elle rassemble encore aujourd’hui la Russie, les États-Unis, l’Europe, le Canada et les ex-républiques soviétiques. Un pont unique.
Mais ce pont est en train de s’effondrer. Moscou a bloqué le renouvellement de la mission en Ukraine dès 2022. Et aujourd’hui, elle détient des employés de l’organisation qu’elle cofonde. Une contradiction qui laisse les diplomates sans voix.
Officiellement, la libération des trois hommes reste « une priorité absolue ». En coulisses, un employé confie sous couvert d’anonymat : « Au bout de 1 300 jours, quelle que soit l’action entreprise, ils demeurent illégalement détenus. »
Le message glaçant envoyé au monde
Pour Eugenia Kapalkina, qui accompagnait Margaryta Chabanova à Vienne, l’enjeu dépasse largement ces trois vies brisées. Si un État peut impunément transformer des observateurs internationaux en otages politiques, alors plus aucune mission de paix n’est possible.
Ni à Gaza, ni au Haut-Karabagh, ni demain en Moldavie ou ailleurs. Le précédent est posé : le personnel sous mandat n’est plus intouchable. Et la Russie montre qu’elle peut l’utiliser comme levier.
« L’attente, ne pas savoir, l’espoir sans fin se transforment en silencieux désespoir. »
Margaryta Chabanova
La Russie ferme la porte
Côté russe, on campe sur une ligne dure. En avril 2024 déjà, l’ambassadeur Vassili Nebenzia déclarait à l’ONU que ces employés avaient transmis des renseignements à Kiev et que « l’affaire est close ».
Aucune négociation, aucune porte ouverte. Même pas une visite consulaire digne de ce nom. Les familles reçoivent parfois une lettre censurée, quand elles en reçoivent.
Et maintenant ?
Egor Golda, fils de Vadym, ne mâche pas ses mots : il faut négocier, même avec Moscou. Échanger, si nécessaire. Car attendre que la Russie change d’avis seule relève du miracle.
L’avocate Kapalkina va plus loin : la libération de ces trois hommes doit devenir un préalable à tout cessez-le-feu, à tout accord de paix. Sinon, on valide l’inacceptable.
À Vienne, Margaryta serrait contre elle la photo de Dmitri. Derrière les vitres du palais Hofburg, les ministres défilaient. Certains ont baissé les yeux. D’autres ont promis d’agir. Mais 1 327 jours après, les trois hommes sont toujours là-bas, quelque part entre l’Oural et la Sibérie, dans le froid et le silence.
Et demain, ce sera 1 328.
À retenir :
- Trois employés ukrainiens de l’OSCE détenus depuis avril 2022
- Condamnés à 13 et 14 ans dans des procès à huis clos
- Transferts en Sibérie et problèmes de santé graves
- Précédent jamais vu dans l’histoire de l’organisation
- Familles exigent une action urgente avant tout accord de paix
Dans les couloirs de Vienne, on parle déjà de la prochaine réunion. On parlera climat, cybersécurité, droits humains. Peut-être même de l’Ukraine. Mais trois noms risquent encore de rester dans l’ombre : Chabanov, Petrov, Golda.
Parce que 1 327 jours, c’est déjà trop longtemps pour des hommes qui n’auraient jamais dû être arrêtés.









